Aujourd'hui, historien médiatique dont l'influence s'étend jusqu'à l'Élysée, Benjamin Stora a grandi dans l'Algérie française avant de connaître l'exil et les luttes politiques du tournant des années 1970. Des années de formation qui ont profondément influencé son parcours et son travail. Cet article est le premier volet d'une série en trois parties consacrée à l'historien Benjamin Stora.
Benjamin Stora à 20 ans. En 1970, étudiant en histoire à Nanterre, il vient d'intégrer l'Organisation communiste Internationaliste (DR)
Gamin, il a joué dans les ruelles de Constantine en Algérie puis il a connu le traumatisme de l’exil. Étudiant en histoire à Nanterre et militant trotskiste dans les années 1970, il voulait faire la Révolution mais il est devenu l’historien de référence de l’Algérie, favori des médias et un des interlocuteurs privilégiés du Palais de l’Élysée.
S’il prend à Benjamin Stora de songer à ce chemin parcouru, il lui suffit, assis à son bureau, de redresser la tête et de laisser promener son regard sur la pièce qui l’entoure, ouverte sur un bout de jardin, et parsemée d’autant d’objets que de souvenirs d’une vie bien remplie: une photo de sa fille décédée à l'âge de 12 ans, la tabatière de son père, une lampe art-déco….
Pour veiller sur cet ensemble disparate, sorte de tanière d’écrivain chaleureuse, il s’est adjoint la présence de sa grand-mère et de son grand-père, dépositaires des tréfonds de sa mémoire, dont l’immense photo affichée sur le mur domine l’espace. L’originale a été prise à Constantine au mois de juin 1914. Assis au centre, Benjamin Zaoui, bijoutier de son état, porte le costume traditionnel d’inspiration ottomane et arabo-andalouse. Rina Zerbib, son épouse, a revêtu une coiffe elle aussi traditionnelle, ornée de broderies et de lourds bijoux.
«En les regardant, je me dis que je viens de loin, que j’en ai fait du chemin, alors que ce n’est pas si ancien, commente Benjamin Stora. Après tout, ce sont mes grands-parents, j’ai d’ailleurs connu ma grand-mère, et pourtant quel bond franchi!»
Constantine
C’est en 1950, dans la vieille cité de Constantine, bâtie sur un rocher, que le fils de Marthe née Zaoui et d’Élie Stora voit le jour. L’Algérie est alors un département français. «Nous ne nous pensions pas comme Français, nous étions français», explique-t-il.
La famille est modeste. Toute à la fois laborieuse et gaie. Vendeur de semoule, son père, juif pratiquant et laïque convaincu, «adore la France» mais emmène son fils et sa fille voir des westerns américains au cinéma de quartier. À la maison, le petit Benjamin parle arabe avec sa mère, s’enivre des odeurs, des couleurs et des saveurs de sa cuisine. Le vendredi, il s’initie à la volupté et à la sensualité en l’accompagnant au hammam –«l’Orient sera toujours à mes yeux un univers féminin»– jusqu’à ce qu’une matrone décrète qu’il a désormais largement l’âge d’aller avec les hommes.
Les Stora habitent dans le vieux quartier juif de Constantine où juifs et musulmans vivent, séparés du quartier européen. À son entrée à l’école française, il découvre un «monde nouveau, une atmosphère de rationalité et d’ouverture, non communautaire avec des enseignants motivés, engagés dans les valeurs de la république». Mais il continue de fréquenter l’école hébraïque les jeudis et dimanches où il a appris à lire en hébreu. Là, les méthodes pédagogiques –punitions corporelles comprises– semblent provenir d’un autre âge.
«La volonté d’imitation et d’assimilation était très forte au grand dam des rabbins de la ville. C’est dans la différenciation par rapport à l’arabité et à l’islam que s’établissait le sentiment d’appartenance à la France», écrit-il dans Les Clés retrouvées, ouvrage autobiographique qu’il consacre à son enfance juive à Constantine.
Pour lui et ses parents, l’Algérie française était donc «comme une évidence».
La guerre
Il est âgé d’à peine 4 ans et demi quand la guerre fait littéralement irruption dans sa chambre en la personne de deux soldats qui y installent une mitrailleuse pour tirer sur des Algériens qui s’enfuient en contrebas. À partir de ce jour, «la guerre d’Algérie [est] cachée dans les plis de [ma] mémoire d’enfant».
Constantine, via Flickr
Décrites sous l’angle de la démesure et du vertige par Flaubert un siècle plus tôt, les gorges du Rummel donnent à Constantine un caractère austère et retranché. Accentué par le fait que c’est une ville de garnison et qu’elle dessert l’est algérien où les affrontements entre l’armée française et l’armée de libération nationale (ALN) sont les plus durs. L’appartement des Stora fait face à l’hôpital militaire. Le petit garçon est aux premières loges pour assister à l’arrivée des hélicoptères apportant les blessés.
Quoiqu’il soit souvent resté cloitré les deux dernières années (1961-62), il se souvient avoir vu défiler des Algériens portant le drapeau vert, rouge et blanc avec le croissant et qui scandaient en faveur d’une Algérie musulmane. Ou bien les manifestations en faveur de l’Algérie française dans le quartier européen. Ou bien encore avoir été réveillé pratiquement toutes les nuits par le bruit des bombes de l’Organisation de l'armée secrête (OAS) qui plastiquait les magasins musulmans.
Mais le grand tournant, c’est l’assassinat à coups de révolver en plein marché le 22 juin 1961 de «Cheikh Raymond», le grand maître de musique orientale, l’oncle du chanteur Enrico Macias. Allié à la politique de la terre brûlée menée par l’OAS, cet assassinat, jamais revendiqué officiellement par le FLN, est un choc pour sa communauté; elle marque la fin de la présence séculaire des juifs en Algérie, francisés dès 1870 par le décret Crémieux, et dont il a retracé les aléas dans un album, fourmillant de photos et de documents.
Partir ou ne pas partir?
Son père, pourtant, a du mal à se résoudre à partir. Un jour, deux Algériens musulmans, militants du Front de libération nationale (FLN), lui rendent visite. Ils cherchent à rassurer Élie Stora alors que le passage à l’indépendance approche. Dans cette Algérie, pourrons-nous, nous les juifs, garder une citoyenneté pleine et entière?, les questionne-t-il. Les réponses sont floues, évasives. «Cette fois, c’est décidé, nous partons en France», déclare le père, à peine la porte s’est-elle refermée sur les deux visiteurs.
«À ses yeux d’homme religieux mais laïque, l’islam était le moteur de la bataille nationaliste algérienne et grand le risque d’un état théocratique.»
Sur les 130.000 âmes que forme la communauté juive de Constantine, 5.000 environ, proches du Parti communiste algérien, décident de rester. Ils espèrent une république algérienne où la religion sera séparée de l’État. Quelques centaines se seraient rangées du côté de l’OAS pendant la guerre d’Algérie…
Le 12 juin 1962, vingt jours avant la proclamation de l’indépendance, Élie, Marthe et leurs deux enfants montent dans un avion militaire pour Orly. Avec deux valises, et revêtus de plusieurs couches de vêtements, histoire d’en emporter le maximum. «Nous sommes partis parmi les derniers, dans la précipitation mais je le vis comme une évidence, je sais que ce départ est définitif».
La plupart des juifs d’Algérie n’avaient jamais mis les pieds en métropole. Or ils ne se considéraient pas comme des immigrés ou des réfugiés puisque l’Algérie avait été un département français, à la différence du Maroc et de la Tunisie, protectorats français, ce qui induisait une perception différente de la part des juifs originaires de ces deux pays.
Dans Les Clés retrouvées, Benjamin Stora évoque le traumatisme du mauvais accueil que les juifs d’Algérie, comme l’ensemble des pieds-noirs, reçoivent lors de leur arrivée en France. Ce traumatisme s’ajoute au souvenir de la double trahison qu’ils ont vécue. Celle de l’abrogation du décret Crémieux par Vichy, le 7 octobre 1940, qui leur avait ôté leurs droits de citoyens français et s’était prolongée par la dépossession de leurs biens en mai 1942. Et puis partagée par tous les pieds noirs, le revirement du Général de Gaulle qui avait promis que la France resterait en Algérie sans tenir parole.
«Il y avait ce ressentiment, comme dans une histoire d’amour, de n’être pas assez aimé par la France. Et c’est d’ailleurs tout le malentendu avec les musulmans algériens qui eux n’avaient jamais été émancipés. Ils ne comprenaient pas que nous puissions aimer la France alors qu’elle nous avait trahis», précise Benjamin Stora calé dans le fauteuil de son bureau-salon.
Pied-noir ou pas pied-noir?
Le New York Times qui lui a consacré un portrait («Une vie passée à se souvenir de ce que la France essaie d’oublier»), rapporte que Benjamin Stora se définit comme «une sorte d’apatride».
Selon la chercheuse Séverine Labat, «en Algérie, certains le considèrent comme un enfant du pays. Historiquement d’ailleurs, c’est un juif berbère. Et son intérêt pour Ferhat Abbas [premier chef d’État de la république algérienne, qui fut ami de son père, Élie Stora], s’explique aussi par la conviction que si Abbas avait été entendu, cela aurait pu éviter le départ des juifs d’Algérie.»
«Stora est un pied-noir qui a honte d’être pied-noir!», juge Robert Ménard, lui-même né à Oran en 1953 et élu maire de Béziers avec, entre autres, le soutien du Front national. Comment se voit le principal intéressé?
«Pendant longtemps, nous nous sommes vécus comme des pieds-noirs. On avait la nostalgie de l’Algérie française, on était malheureux dans l’exil. En même temps, ma mère avait quelque chose de très français et mon père adorait la France.»
Sartrouville
Marthe Stora souffre terriblement de l’anonymat des grands ensembles de Sartrouville où ils vivent d’abord. Un au-delà du périphérique auquel Benjamin Stora reste fidèle puisqu’il habite encore à Asnières. Jeune fille en Algérie, la mère avait tenu la bijouterie de son père décédé précocement avant d’être mère au foyer. En France, elle entre à l’usine dans une filiale de Peugeot à la Garenne-Colombes. «On affichait le rendement, l’augmentation, c’était pour celle qui travaillait le plus. Des filles étaient plus lestes que d’autres», raconte-t-elle à l’écrivaine franco-algérienne Leila Sebbar dans la revue Esprit en 1993. Le père reprend des études de droit, il est comptable dans une compagnie d’assurance. Déclassement social, pauvreté, rétrécissement de la famille, sentiment d’être méprisé.
Au lycée Janson de Sailly dans le XVIe arrondissement, l’adolescent subit les moqueries et l’antisémitisme. «Je n’ai pas été long à comprendre que pour m’assimiler, je devais tout dissimuler de mes origines tant orientales que juives. Il me fallait décoder de nouvelles normes et redevenir premier de la classe.» Résultat, son hébreu et son arabe s’effacent. Le tribut à payer.
Et puis tout est en place pour faire oublier la guerre d’Algérie, laquelle n’en porte d’ailleurs pas encore le nom, et ses 400.000 Algériens et 35.000 Français tués. Benjamin Stora confesse avoir cependant éprouvé un nouveau sentiment de liberté car la pression communautaire est bien moindre à Paris qu'à Constantine.
Cependant, «comme un moyen d’oublier l’Algérie, la Tunisie ou le Maroc, les juifs du Maghreb à la différence des pieds noirs pouvaient reporter leurs mémoires d’Orient sur Israël», précise l’historien mais pour le jeune Stora son rapport avec Israël s’affaiblit au moment de son entrée en politique après Mai 68.
Lambertistes versus Pablistes
Il a 18 ans quand le soulèvement étudiant débute à Nanterre. Le silence et la solitude accumulés des années précédentes ont nourri un sentiment de révolte qu’il va pouvoir concrétiser dans un engagement politique radical. En 1969, il entre à l’Organisation communiste internationaliste (OCI) où il reste une quinzaine d’années et dont il devient l’un des cadres de premier plan. Il y retrouve, dit-il, la chaleur et la fraternité communautaire. Et puis, il peut enfin critiquer la France, qui a si mal accueilli sa famille.
Jusqu’à aujourd’hui, l’extrême droite ne manque pas de dénoncer ce militantisme radical. Dans le long article que le journaliste et polémiste, Emmanuel Ratier, lui consacre en 2004, ce dernier revient longuement et en détail sur le passé trotskiste du «visseur de boulons» et «commissaire politique» qu’aurait été Stora.
Or, cet engagement politique, comme son vécu familial, est aussi à l’origine de son retour d’intérêt pour l’Algérie, comme il le raconte dans La Dernière révolution d'octobre.
Les révolutionnaires s’intéressent aux mouvements de libération nationale. Et au sein de la mouvance trotskiste à laquelle il adhère, l’Algérie est un curseur. Les Lambertistes, sa section, sont des «messalistes» c’est-à-dire qu’ils soutiennent plutôt l’approche réformiste de Messali Hadj (photo AFP), le fondateur du Mouvement nationaliste algérien (MNA) tandis que l’autre courant, celui des Pablistes travaille pour le FLN.
Le MNA avait la légitimité historique du combat pour l’indépendance algérienne tandis qu’au début le FLN n’était pas important et devra conquérir sa légitimité. Les deux mouvements vont se mener une guerre fratricide, atroce, y compris en France où les affrontements furent très violents.
Sur un autre plan –et à une autre échelle–, ce clivage existe au sein des trotskistes. «À nos yeux, les Lambertistes formaient un groupe épouvantable, avec toutes les dérives que la clandestinité autorisait. Ils étaient contre la libération des femmes, homophobes, avec un esprit étroit et d’une grosse brutalité», selon le journaliste de France 2 Gérard Grizbec, qui fut lui aussi trotskiste mais section pabliste et ne connaissait pas encore Benjamin Stora, dont il est devenu ami par la suite.
Les Pablistes ont pour «icône» une figure du FLN, un acteur de l’indépendance algérien, l’historien Mohammed Harbi qui avait été emprisonné lors du coup d’État de Boumedienne contre Ben Bella.
«J’ai en effet rencontré Benjamin en 1974. Il préparait sa thèse de troisième cycle [consacrée à Messali Hadj], c’était un étudiant très délicat qui alliait savoir-vivre et savoir-faire dans la recherche», se souvient Mohammed Harbi qui a accepté de répondre à mes questions, non sans avoir auparavant vérifié mon identité auprès de Benjamin Stora: «Il a des ennemis, vous comprenez...»
«Ce qui m’avait fasciné, décrit à son tour Benjamin Stora, c’est que tout en étant un ancien responsable du FLN, Mohammed Harbi faisait la bio de Messali. Comment un militant d’un bord opposé pouvait-il avoir la force de penser à l’inverse de lui-même tout en ne se reniant pas? »
Et puis sans doute, le jeune historien retrouve-t-il chez l’«ancien», cette Algérie qu’il a connue enfant, celle de son père, pieuse et laïque tout à la fois, et un compagnon de recherche et d’engagement aussi. Depuis plus de quarante ans, Benjamin Stora ne cesse de faire référence à Mohammed Harbi ainsi qu'à son directeur de thèse, Charles Robert Ageron.
Rapprochement avec les socialistes
Peu à peu dans les années 1970, et via l’Union nationale des étudiants de France (Unef), Benjamin Stora alias Truffaut, c’est son pseudo chez les trotskistes, se rapproche du parti socialiste bientôt au pouvoir. Il sera présent à la Bastille le 10 mai 1981.
À l’Unef, son copain Jean-Loup Salzman se rappelle de lui comme «très ouvert pour un trotskiste. Néanmoins il était ferme sur ses positions et d'ailleurs je n'essayais pas de le convertir à la sociale démocratie. Aujourd'hui encore c'est un homme de conviction qui croit toujours en ce qu il dit et si on veut le faire changer de position il faut y mettre beaucoup d'efforts.»
«J’étais méfiant vis-à-vis de la sociale démocratie, de ces discours radicaux du style de Jean Jaurès qui au final dans la pratique ne font pas mieux que les autres voire même tout le contraire», confirme l’impétrant.
Élu président de la République française, François Mitterrand, dont le père de Jean-Loup Salzman est intime et conseiller, cherche à affaiblir l’extrême gauche dont la puissante OCI qui compterait alors au moins 5.000 membres. C’est chose faite en 1986, lorsque Cambadelis et Stora emportent avec eux quelques 400 militants pour rejoindre le Parti socialiste:
«Beaucoup d’entre eux sont partis sur mon nom plus que sur celui de Cambadélis, ils avaient des doutes mais ils disaient, bon si l’ami Ben y va, on peut lui faire confiance.»
Retour à Constantine
L’Algérie retrouve une place dans la vie de Benjamin Stora, à travers son activité militante et surtout son travail d’historien. Reste à retourner à Constantine. À l’issue d’un colloque, l’universitaire Abdelmadjid Merdaci également originaire de cette cité lui en fait la proposition.
L’entrée dans la ville le laisse désemparé, il ne la reconnait pas puis il retrouve la maison de sa grand-mère «ses chaises, sa table, son fauteuil et même sa pendule, tout était resté». Et lorsqu’il monte sur la terrasse de son immeuble «là je suis sonné, le paysage n’avait pas changé».
Benjamin Stora à Constantine I DR
Avant de mourir trois ans plus tard, en 1985, son père, Élie Stora, entend le récit de ces retrouvailles tandis qu'en 1990, Marthe, sa mère l’y raccompagne à l’occasion du tournage d’un télé-film. Désormais, Benjamin Stora va inscrire son travail d’historien dans ce va et vient entre ses deux pays.
«Tout au long de mon travail commencé dans les années 1970, j’ai peut-être sans cesse cherché inconsciemment ces lambeaux de vie personnelle capables de renouveler aussi bien l’histoire événementielle que celle de la longue durée», écrit-il.
N’a-t-il jamais songé acheter une maison à Constantine?
La réponse tombe, nette, franche et sans ambages: «Non, ma maison ce sont mes livres».
Écrire: plus que jamais alors qu’un drame personnel va bouleverser sa vie et l’éloigner de la politique. Écrire: comme viatique alors qu'il va lui falloir quitter secrêtement la France pour échapper aux menaces de mort dont il est l’objet.