L'enfant séfarade de Constantine Benjamin Stora est devenu historien et a consacré l'essentiel de son travail à l'Algérie, qu'il a quittée en 1962, à 12 ans. Militant engagé, il combat avant tout l'oubli qui entoure son pays natal sa mère Marthe rêvait qu'il fût dentiste. Ou qu'il fît, du moins, partie des " gens bien arrivés ", se souvient Annie, la soeur aînée. Gagné. C'est d'ailleurs à ses parents, déclassés et appauvris par le départ d'Algérie, en 1962, que Benjamin Stora a rendu hommage, le 14 juillet 2009, quand il a été décoré de la Légion d'honneur. A eux aussi que sont dédiés Les Trois Exils. Juifs d'Algérie (Stock, 2006), l'un de ses derniers livres, parmi la trentaine d'ouvrages publiés par le prolifique historien.
"Mes enfants ont fait leur chemin", dira Marthe Stora à l'écrivain Leïla Sebbar, venue, en 1991, rendre visite à la vieille ouvrière à la retraite, dans son appartement de Sartrouville. Benjamin Stora ou la success story d'un enfant de Constantine ? Il y a de ça, bien sûr. Mais pas seulement.
Habitué des plateaux de télévision et des colloques au bout du monde, le "M. Algérie" préféré des médias est resté, contre vents et paillettes, fidèle à la banlieue : celle des ruelles d'Asnières (Hauts-de-Seine), façon Léo Malet, où il vit depuis plus de trente ans. Dans le bureau-salon, il y a une photo de Constantine et une autre, de la famille Stora, prise en juin 1914, en plein temps colonial. Cette fidélité aux siens, si naturelle en apparence, est le fruit d'une longue marche à contre-courant, retour autant que revanche sur l'exil. Il s'en est fallu d'un cheveu, au fond, que Benjamin Stora ne devienne vraiment dentiste...
Contrairement à sa soeur, qui, dès qu'elle eut posé le pied en France, décida d'oublier l'Algérie, le jeune Benjamin, âgé de 12 ans en 1962, va peu à peu plonger dedans. Et en ramener des pans d'histoire. " L'Algérie, Benjamin nous l'a rendue. C'est un énorme cadeau ", souligne aujourd'hui son aînée. L'exercice ne va pas de soi. Car, au-delà des bonheurs perdus -les après-midi au hammam, la délicieuse tfina (le plat des juifs constantinois), les pique-niques sur les plages de Philippeville (Skikda), etc. -, l'histoire familiale des Stora est jalonnée de drames. Dans les années 1940, les lois antisémites du régime de Vichy conduisent à la confiscation des biens du grand-père paternel ; dans les années 1950, au moment où éclate la guerre d'Algérie, un oncle est égorgé dans son échoppe ; en juin 1962, enfin, à la veille de l'indépendance, la petite famille prend le chemin de l'exil, noyée dans la foule des pieds-noirs.
Le père, Elie Stora, a vendu son échoppe (de semoule) et l'appartement familial pour presque rien. " On partait pour toujours, mais on ne le disait pas : c'était tabou ", relève Annie Stora-Lamarre.
Solitaire, silencieux, le petit écolier de Sartrouville, devenu lycéen à Janson-de-Sailly, vit ses premières années françaises comme une période de sommeil. Mai 1968 sonne le réveil, le propulsant réveil, le propulsant hors de l'école et de la cité. Hors du passé, aussi, et des carcans communautaires. "Benjamin, c'était un militant. Qu'il soit venu d'Algérie, on s'en fichait, ce n'était pas le souci ", se souvient son ami Jean Grosset, engagé, comme lui, dans les rangs de l'Organisation communiste internationaliste (OCI), d'obédience trotskiste.
Benjamin Stora reste près de vingt ans dans le groupe lambertiste (du nom de Pierre Boussel-Lambert, son dirigeant), tribu aux moeurs austères, où il fait son apprentissage politique. Il constitue ses premiers réseaux. S'initie aux combinaisons de coulisse. Et croise de futurs dirigeants du Parti socialiste, l'actuel député Jean-Christophe Cambadélis et l'ex-premier ministre, Lionel Jospin, pour ne citer que les plus connus. La gauche, extrême ou pas, reste sa " famille naturelle ", bien que ses liens avec le PS, ajoute-t-il, soient devenus "lointains".
Le récit de ces années rouges, thème central de La Dernière Génération d'Octobre (Stock 2003), donne une idée, angoissante parfois, de l'ambiance quasi militaire qui régnait dans certains groupes d'extrême gauche. Mais Benjamin Stora aime ça. Il fait même son entrée au comité central, ce qui lui vaut d'être surnommé " le
Beria de l'OCI ", allusion au chef de la police sous Staline. Lui qui a vécu son enfance au milieu de sa mère et d'une flopée de tantes, le voilà plongé dans un univers de camarades soldats, au discours viril, " très proche, culturellement, du vieux mouvement ouvrier, et en particulier du... PCF, combattu pourtant férocement ", reconnaît-il aujourd'hui.
Ce militantisme forcené ne l'empêche pas de poursuivre ses études. Il décroche un doctorat d'Etat en histoire : la thèse qu'il soutient, sous la direction de Charles-Robert Ageron, est consacrée au nationaliste algérien Messali Hadj. Il en donne " une image beaucoup plus objective " que ce qu'on savait de lui, note l'historien Mohammed Harbi, deuxième grande figure, avec Ageron, à laquelle Benjamin Stora se réfère sans cesse.
C'est avec Mohammed Harbi - qui fut dirigeant du FLN, avant d'en devenir son plus éclairant analyste - qu'il dirige La Guerre d'Algérie, 1954-2004, la fin de l'amnésie (Laffont 2004). Comme si l'histoire algérienne (et franco-algérienne) était avant tout tributaire, semble dire le sous-titre, des silences, des tabous, des mémoires mensongères ?
La Gangrène et l'Oubli (La Découverte), ouvrage publié en 1991, a déjà développé ce thème. Il a apporté au jeune universitaire un début de notoriété. Celle-ci va se renforcer dans les années qui suivent : l'Algérie revient sur le devant de la scène, avec ses inamovibles généraux, ses islamistes et ses ninjas, ses massacres à répétition... " Essayiste du sensible ", comme dit de lui Serge Cordelier, ancien éditeur, Benjamin Stora est lui-même, sur le plan personnel, frappé du plus grand des malheurs : le 6 janvier 1992, sa fille Cécile, âgée de 12 ans, est emportée par le cancer.
Homme public, homme pudique, cet " éveilleur des mémoires communes ", comme l'appelle le socialiste François Hollande, se lance à corps perdu dans le travail : il écrit, fait des films, part au Vietnam, puis au Maroc, sortant sans cesse un nouveau livre. Ses détracteurs l'accusent de confondre histoire et mémoire. L'historien René Gallissot, qui le côtoie depuis longtemps, raille son " débordement de production ". Même son ami Abdelmajid Merdaci a peur parfois qu'il "se disperse".
Mais Benjamin Stora s'en fiche. Il revendique son "rythme journalistique" et continue de foncer : il vient de publier Le Mystère de Gaulle (Laffont 2009) et s'apprête à parler, dimanche 7 février, lors du prochain "Maghreb des livres", de l'oeuvre d'Albert Camus. Ainsi va notre "algérologue" à temps plein...
Catherine Simon - Le Monde, 4 février 2010 - © Le Monde