Benjamin Stora a soutenu deux thèses de 3ème cycle, l’une en histoire à l’École des Hautes Études en Sciences sociales, l’autre en sociologie à Paris VII, où il enseigne cette discipline. Ces deux thèses traitaient de sujets complémentaires : Messali Hadj, père du nationalisme algérien, et les militants des organisations qu’il a fondées. La première a été publiée sous une forme allégée en 19821 ; la seconde, en 19852.
Dans sa thèse de sociologie, il a rassemblé systématiquement des données biographiques (dates et lieux de naissance, origines sociales, itinéraires professionnels et politiques...) sur tous les dirigeants de l’Étoile nord-africaine, du PPA et du MTLD qu’il a pu identifier. On doit saluer l’audace du projet - qu’on aurait pu croire trop ambitieux pour un seul chercheur - et l’ampleur de sa réalisation, qui a fourni 600 notices (et 350 autres réservées pour un ouvrage sur la période 1954-1962) à partir d’un index de 2.000 noms. Le résultat est le Dictionnaire biographique de dirigeants nationalistes algériens, qui reprend seulement la deuxième partie de la thèse, avec un abrégé des indications méthodologiques données par la première.
Mais il convient d’insister sur l’apport le plus neuf de cette première partie, qui n’a malheureusement pas été publiée intégralement avec le dictionnaire : la présentation des données sociologiques, historiques et statistiques établies à partir de celui-ci (t. I, partie II).
Reprenant le classement original qu’il a choisi pour répartir ses notices en trois chapitres, Benjamin Stora étudie successivement les Algériens nationalistes en France (de 1926 à 1954), les cadres nationalistes en Algérie (de 1933 à 1954), et les trois courants qui se sont différenciés dans la direction du mouvement de 1946 à 1954.
Le premier chapitre met en évidence la corrélation entre le recrutement des dirigeants de l’Étoile nord-africaine et les régions d’émigration, en particulier la surreprésentation de la Kabylie (notamment de la commune mixte de Fort-National). Dès 1934, la localisation des membres ou sympathisants de l’Étoile en Algérie établit une correspondance entre l’émigration et le développement du nationalisme en Algérie même. L’étude de la répartition géographique et des activités professionnelles des dirigeants montre une majorité de non-salariés, signe d’une « différenciation sociale d’avec la masse de la communauté immigrée ». L’après-guerre apporte des changements dans la direction de la Fédération de France du PPA-MTLD : plus grand équilibre des origines régionales, niveau culturel plus élevé, « entrée en force des étudiants », renversement du rapport entre salariés et non-salariés par l’effondrement de la catégorie des petits commerçants et la remontée des ouvriers qualifiés.
Le deuxième chapitre étudie les implantations locales et régionales du mouvement en Algérie, en liaison avec les itinéraires socio-professionnels des dirigeants. À la veille de la Deuxième guerre mondiale, l’implantation n’est pas encore nationale ; Alger et la Kabylie restent surreprésentés. Mais les déséquilibres s’atténuent surtout à partir de la grande vague de recrutement d’après novembre 1942. Après 1945, « les anciens centres de recrutement fléchissent au profit d’une implantation moyenne étendue à presque toute l’Algérie » (mais avec une prépondérance relative du Constantinois). L’analyse des activités socio-professionnelles révèle un mouvement essentiellement citadin, en grave discordance avec la composition sociale de la masse du peuple algérien ; mais l’inexistence du travail d’organisation des masses rurales ne prouve pas, selon l’auteur, l’inanité du sentiment national dans les campagnes. Les villes, petites et moyennes, voient s’opérer une différenciation entre catégories sociales, avec une majorité de non-salariés et une minorité de salariés, deux groupes eux-mêmes traversés par des clivages entre « petits » et « gros » pour les premiers, entre « qualifiés » et « non-qualifiés » pour les seconds. Benjamin Stora voit se dégager, d’un côté les éléments constitutifs de la nouvelle bourgeoisie algérienne et de l’intelligentsia, de l’autre un ensemble de catégories déclassées (salariés non qualifiés, petits paysans, artisans et commerçants).
Le troisième chapitre, peut-être le plus important, propose des éléments d’analyse sociologique pour expliquer la formation des trois tendances qui firent éclater la direction du MTLD en 1954 : la majorité du Comité central (les « centralistes »), les membres du Conseil national de la Révolution « messalistes » et les chefs « activistes » fondateurs du FLN (« groupe des 22 » et « comité des 9 »).
La comparaison des lieux de naissance des dirigeants montre que les membres du Comité central de 1946 à 1953 étaient originaires de toutes les régions (sauf les territoires du Sud), avec une relative prépondérance d’Alger. Les messalistes étaient plus fortement implantés dans l’Algérois, l’Oranie et le Sud, mais moins dans le Constantinois et la Kabylie. Au contraire, les activistes avaient pour bastion le Constantinois (la Kabylie étant sous-représentée du fait de l’entrée tardive de ses chefs dans le groupe des fondateurs du FLN).
Les origines sociales des membres du Comité central de 1946 à 1953 montrent une majorité d’origines rurales, mais une faible représentation paysanne ; l’entrée au PPA-MTLD marque plutôt une rupture avec le milieu d’origine. Un autre fait majeur est l’entrée en force des intellectuels et des étudiants (17 sur 32 membres du Comité central élu par le Congrès d’avril 1953) qui refoulent les autres responsables vers les organes d’exécution. Parmi les non-salariés, les professions libérales sont équilibrées par les petits commerçants et artisans (meilleurs porteurs de l’idéologie populiste caractéristique du messalisme, selon l’auteur). Parmi les salariés prédominent les salariés qualifiés, employés et fonctionnaires, ouvriers qualifiés, tous dotés d’un niveau d’instruction relativement élevé. En somme, les plébéiens ont progressivement perdu du terrain au profit des « couches moyennes », ce qui traduit un décalage par rapport à la réalité algérienne, et permet de saisir la crise du MTLD en terme d’enjeux sociaux.
En effet, la comparaison des directions messaliste et activiste avec l’ensemble du Comité central de 1946 à 1953 est instructive. Celles-ci ont en commun une plus forte proportion de salariés (62 % chez les activistes, 55 % chez les messalistes, 31 % dans le Comité central) et une plus faible représentation des catégories « bourgeoises » (20,6 % du Comité central, 10 % des messalistes, 6,2 % des activistes). Ces deux courants sont donc plus proches l’un de l’autre que des « centralistes », ce qui conduit à s’interroger sur les facteurs de la différenciation ultérieure du FLN et du MNA.
Les trajectoires politiques des membres des trois directions présentent des points communs : l’instruction par l’école française, le service militaire, l’adhésion souvent précoce au parti ou à une organisation parallèle, la répression. Mais une différenciation s’opère par l’âge, les traditions et l’expérience politique : Messali est le seul dirigeant qui ait connu toute l’histoire du mouvement depuis sa fondation en 1926. Les dates d’adhésion permettent de distinguer trois générations, marquées par trois grandes séquences d’événements :
- celle de la Grande Guerre, qui fut celle des pionniers de l’Étoile en France ;
- celle qui rejoignit le mouvement en Algérie à l’époque du Front populaire et du Congrès musulman ;
- celle qui subit l’empreinte de la Deuxième guerre mondiale et des massacres de mai 1945.
Trois générations qui n’ont pas gardé les mêmes souvenirs du passé et n’en ont pas tiré les mêmes leçons, sans que l’âge soit le seul critère de différenciation. En 1954, les dirigeants messalistes ont de 56 ans (Messali) à 22 ans ; la plupart ont connu les débuts de l’Étoile et sa longue lutte pour imposer son programme indépendantiste aux autres tendances musulmanes. Les chefs activistes s’échelonnent de 26 à 42 ans ; seul le plus âgé (Mohammed Khider) a connu l’Étoile en 1936 ; tous sont des anciens de l’OS, hantés par l’impératif de la lutte armée. Les centralistes sont en position intermédiaire par leur âge (de 26 à 47 ans). Beaucoup ont connu l’Étoile ou le PPA d’avant 1939 ; mais leur mémoire privilégie les tentatives de rassemblement de préférence aux affrontements. Aussi n’est-il pas étonnant que 76 % des membres du Comité central soient passés au FLN, contre 11 % seulement au MNA.
En conclusion, l’auteur souligne la fragilité de la cohésion de la direction nationaliste, minée par la perte progressive des traditions de l’Étoile et par une profonde modification de sa base sociale. Il insiste encore sur le poids des particularismes régionaux et sur la nature même de l’organisation, à la fois « plébéienne » et « interclassiste ». C’est elle qui empêche le PPA-MTLD d’analyser clairement les différenciations de classes au sein du « peuple » algérien et du parti lui-même. La référence commune au « peuple » masque les enjeux sociaux des luttes de tendances, jusqu’à l’éclatement du parti et au déclenchement de l’insurrection.
Ce résumé trop sommaire ne vise qu’à donner une idée du travail accompli par Benjamin Stora, qui représente un progrès notable dans l’étude du nationalisme algérien. Celui-ci a le mérite de ne pas avoir accepté sans examen, ni les mythes simplificateurs du populisme, ni même les facilités de schémas marxistes préconçus. Maints détails de ses notices pourront être critiqués et corrigés, mais l’ampleur même de son travail donne du poids à ses conclusions. Il nous démontre notamment une vérité qui apparaissait déjà intuitivement : que le mouvement national n’était pas un échantillon statistiquement représentatif de l’ensemble du peuple algérien. Cette constatation conduit à remettre en cause la conception longtemps dominante dans l’historiographie algérienne ou sympathisante, selon laquelle seul « le peuple agit et parle », au profit d’une « interrogation sur la notion d’avant-garde » et sur les « rapports entre mouvement spontané et mouvement organisé » (page 23). Cette réhabilitation du rôle des hommes et des organisations n’est pas une mince leçon.
Guy Pervillé
PS : Ce compte-rendu a été publié une première fois dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1984 (rubrique Histoire), rédigé en 1985 et publié en 1986.
[1] Benjamin Stora, Messali Hadj, pionnier du nationalisme algérien (1898-1974), Paris, Le Sycomore, 1982, 300 pages.
[2] Sociologie du nationalisme algérien, t. I : Analyse des rapports sociaux, approches biographiques ; t. Il : Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens (1926-1954), thèse de 3ème cycle de sociologie, multigraphiée, Université de Paris VII, 1984, 226 et 302 pages