Benjamin Stora, La guerre d’Algérie expliquée à tous, Seuil, 8 euros, mars 2012.
L’Algérie des mémoires blessées
« Les hommes sont plus les fils de leur temps que les fils de leur père » affirmait le grand historien Marc Bloch. Ils peuvent être l’un et l’autre, aussi intensément, dans un enchevêtrement complexe, quand, dès leur plus jeune âge, ils sont pris dans les rais de l’histoire. Benjamin Stora a consacré une vie de recherche et plus d’une vingtaine d’ouvrages à la guerre d’Algérie.
Né à Constantine en 1950, il a grandi et s’est construit enfant, de 4 à 11 ans, dans cette guerre de sept ans. Il garde gravés dans sa mémoire la saveur de la tfina, le plat des juifs de Constantine, des mots d’arabe dans la voix de sa mère, des pique-niques sur la plage et une grosse valise des drames familiaux. Les brûlures de la guerre, le silence pétrifié des parents, l’exil sans retour, le chagrin définitif. « L’arrachement », dont Stora dit que le mot résume plus qu’aucun autre, les facettes multiples et contradictoires de cette guerre. Dans son dernier ouvrage, il n’y a pourtant aucun pathos. « Mon travail d’historien, c’est de prendre de la distance par rapport à mes souvenirs personnels, mon cas individuel, pour raconter une histoire qui concerne les peuples de France et d’Algérie », et qui résonne encore si fortement aujourd’hui.
Stora appartient à cette toute petite poignée d’historiens dont la qualité des travaux a permis contre les vents contraires de l’oubli, « ces retours de mémoire », réguliers et toujours éruptifs. Cinquante ans après les accords d’Evian, Stora a voulu répondre, comme dans un dialogue, à toutes les questions qui n’ont cessé de lui être posées, « par des jeunes, des moins jeunes, des Français ou des Algériens, à l’occasion d’un cours, d’un séjour, d’un repas entre amis ou en famille ».
Dans ce texte concis et lumineux, il restitue, à travers des faits précis, la densité des « mémoires blessées », toujours « en conflit les unes avec les autres ». Celles des Algériens musulmans et celle des Européens d’Algérie, ces deux groupes qui ne sont pratiquement jamais mélangés ; celle des « pieds-noirs » et celle des juifs d’Algérie, dont beaucoup parlaient l’arabe ; celle des paysans qui ont rejoint en masse les rangs du FLN, celle des nationalistes dissidents du MNA, engagés dans une autre guerre fratricide ; celle des deux millions des jeunes appelés « qui n’ont pas tous vécu la même guerre », mais dont aucun ne rentrera intact. Celle des harkis, dont la plupart se sont abrité derrière le drapeau français dans l’espoir d’échapper à la misère avant d’être abandonnés au malheur.
Pour donner à comprendre la diversité des tourments et la violence des situations, Stora évoque aussi ces milliers d’Algériens musulmans qui ont migré, mois après mois, « vers un pays qui leur faisait la guerre ». En dressant le bilan des morts et des blessés, des deuils et des drames intimes, des déplacements, des tortures et des disparitions, Stora insiste « sur la cruauté terrible » de cette guerre et explique ainsi pourquoi « sa mémoire est encore aujourd’hui refoulée et douloureuse ».
Vincent Giret.