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Entretiens

Anne Mathieu – Lorsqu’on lit certains textes anticolonialistes des années 30, comme par exemple la brochure de 1936 du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes1, ce qui frappe d’emblée, c’est la modernité des mots. Bien plus tard, les tiers-mondistes s’appuieront sur les mêmes thématiques, et un vocabulaire similaire sera utilisé. Tiers-mondistes et anticolonialistes divers auront l’impression d’innover. Pourquoi aura-t-il fallu autant de temps pour que ces mots ressortent et pourquoi cet oubli des années 30 ?

Benjamin Stora – Dans les années 30, la question coloniale était très périphérique par rapport à la question sociale, à celle du modèle de société à proposer, ou à la question du régime politique. Il y a eu des formulations anticolonialistes radicales, très nettes, mais quel type d’écho ont-elles eu dans la vie politique, sociale, culturelle ? La question coloniale était une question périphérique, exotique, qui faisait plaisir à certains intellectuels français et à certains colonisés émancipés.  Un « discours pour les jours fériés » (pour reprendre l’expression de Lénine) en somme, un discours pour se donner bonne conscience. Les discours anticoloniaux ont ressurgi ensuite régulièrement et en effet avec une impression de redécouverte permanente, d’émerveillement perpétuel, car ils n’avaient jamais été assumés, jamais transmis. Pendant très longtemps, la question coloniale n’a pas atteint le cœur de la société française. Il a fallu attendre pour cela les années 2000 et la prise de conscience de cette partie de la population française dont les parents ou grands-parents étaient issus des anciennes colonies.

Anne Renoult – Dans Les mots de la colonisation (Presses du Mirail, 2007), vous définissez ainsi l’anticolonialisme : « Mouvement d’idées – et le cas échéant, d’action – refusant catégoriquement, sans exception possible, mais pour des raisons diverses et variées, le principe même de toute présence coloniale ». Ne pensez-vous pas que cette définition est un peu trop restrictive, notamment au regard des années 30 ?

B.S. – L’anticolonialisme se définit différemment selon les périodes historiques. De la Révolution française jusqu’en 1880, par refus économique. De 1880 à 1914, au nom de la morale et par nationalisme français. Dans les années 30, sous l’influence du communisme, l’anticolonialisme se détache du nationalisme français, au nom de l’Autre et son histoire. Ces trois niveaux ont toujours coexisté. On les retrouve encore au moment des décolonisations. Raymond Cartier2  préfère la Corrèze au Zambèze, Pierre Vidal-Naquet3 dénonce la torture en Algérie au nom des principes républicains et Henri Alleg4  prend la nationalité algérienne. Ce chevauchement, cette ambiguïté crée une sorte d’anticolonialisme à la française.

A.M. – À chaque fois que l’on parle de l’anticolonialisme dans l’entre-deux-guerres, on cite systématiquement André Gide et son Voyage au Congo (1927). Et pourtant, il y en eut bien d’autres ! Et qui posent de surcroît de façon plus nette les bases de l’anticolonialisme des années d’après-guerre. Quels sont le ou les intellectuels qui selon vous incarnent dans les années 30 le combat anticolonialiste ?

B.S. – Daniel Guérin5 , car il est un des premiers à se lier avec les colonisés. On oublie trop souvent que ce qu’il a fait pour la publication de la brochure Tempête sur le Maroc (1931), coup d’envoi du mouvement national marocain, qu’il est l’ami de Messali Hadj6, d’Habib Bourguiba7 , qu’il a lié son sort intellectuel aux colonisés, avec la même radicalité d’ailleurs que le fera plus tard François Mauriac.
Parmi les personnalités politiques, il faut bien entendu citer Marceau Pivert8, seul homme politique français, figure majeure de la S.F.I.O., à avoir noué des liens personnels à cette époque avec des nationalistes indépendantistes.
Chez les écrivains, André Breton par exemple est, jusqu’à sa mort, très lié avec les colonisés.
Chez les colonisés, on peut citer bien sûr les leaders nationalistes connus : Lamine Senghor9, Messali Hadj, Hô Chi Minh10 , Ahmed Balafrej11 , Habib Bourguiba.

A.R.
– Autant de noms que vous avez croisés au cours de vos recherches. Comment est né l’article que nous republions aujourd’hui ?

B.S. – C’est en travaillant sur ce personnage extrêmement moderne que fut Messali Hadj. Je me suis demandé quels étaient les courants avec qui ils pouvaient passer un accord à l’époque, dans la mesure où il était ostracisé par le parti communiste. Il n’était pas beaucoup aimé non plus de la S.F.I.O. Quant au parti radical, c’était, à l’époque, le premier parti du gauche, un parti colonial, qui voulait bien améliorer le sort des indigènes mais pas leur donner l’indépendance. Pour toute cette gauche de l’époque, accorder l’indépendance, c’était favoriser le fascisme. Dans ce contexte, Messali a noué des liens avec les autres mouvements de gauche (Guérin, Pivert), des trotskystes (rencontre avec Trotsky en 1934), des anarchistes, des surréalistes (Breton), ou encore les militants du P.O.U.M.12  en Espagne.
Ce qui est de plus fort intéressant est que lorsqu’on regarde ce qui se passe en 1955, on retrouve les mêmes personnages, les mêmes configurations. À la S.F.I.O., il y a une même fraction avec Pivert et Jean Rous13  ; du côté libertaire, on a de nouveau Guérin, Breton. Pour comprendre cette période, il faut plonger dans les années 30. En fait, les premiers « porteurs de valise », c’est cette bande surgie des années 30.

A.R. – Et votre étude sur Les travailleurs indochinois en France pendant la Seconde Guerre mondiale (Les Cahiers du CERMTRI, 1983) ?

B.S. – C’est pareil. J’ai trouvé dans les archives au CERMTRI14 que les seuls à aider ces travailleurs, c’était encore eux, les mêmes qui avaient aidé Messali. Toute cette petite troupe a joué un rôle dans cette histoire du combat anticolonialiste (pensons également à Cornélius Castoriadis15  et à Socialisme ou Barbarie), mais ses traces ont été effacées par l’historiographie communiste quand elle a récupéré le discours anticolonialiste à son profit à partir de septembre 1959.

A.M.
– Le conflit italo-éthiopien (1935-1936) est un moment très fort pour la période et essentiel pour ce qu’on a appelé la montée des conflits. Présenté comme un combat antifasciste – ce qu’il est en partie –, il est aussi rattaché à une lutte qui se disait alors anti-impérialiste, alors qu’il comporte nombre de motifs communs avec l’anticolonialisme. Quelle différence feriez-vous entre ces deux notions, celle d’anti-impérialisme et celle d’anticolonialisme ?

B.S.
– La notion d’impérialisme est très théorique dans les années 30. Selon Lénine, c’est ce qu’on appellerait aujourd’hui une sorte de mondialisation économique. Pour la gauche qui s’intéresse au Sud, aux indépendances, la question coloniale se rattache à l’Empire colonial. Et puis, il ne faut pas oublier que les Français sont souvent nationalistes même dans leur anticolonialisme : il y a très peu de référence à l’empire britannique, par exemple…

A.M.
– Les leaders tiers-mondistes, anticolonialistes [les Lumumba, Ben Barka, Fanon16  etc.] se sont-ils nourris, à votre connaissance, des années 30 ? Et se sont-ils inscrits dans l’héritage de ces premiers courants de pensée ?

B.S.
– Il n’y a pas d’études sur la question, je ne vous donnerai donc qu’un point de vue subjectif. Mon intuition est que, s’il y a revendication d’un héritage, ce n’est pas celui des années 30, ce serait plutôt celui des Lumières. Ils se sont inscrits davantage dans une tradition pré-coloniale, ils ont réinventé une tradition. L’effacement de Messali Hadj dans l’histoire algérienne, jusqu’à une date récente, est symptomatique de cette mise entre parenthèses des années 30. Occulter Messali, c’est aussi faire silence sur tous les réseaux qu’il avait constitués dans les années 30 justement ; c’est aussi occulter Guérin, Pivert. Ces premiers combats anticolonialistes constituent des prémices fugitives, fragiles, d’un vrai anticolonialisme qui ne se met vraiment en place que dans les années 60.

A.M.
– Quand on étudie les débats à la S.F.I.O. sur la question coloniale dans les années 30, on comprend mal l’attitude de celle-ci dans les années 50 et 60 et notamment pendant la guerre d’Algérie. Pourquoi, à votre avis, n’ont-ils pas tiré les leçons du passé ?

B.S. – C’est vrai qu’ils n’ont tiré aucune leçon des débats d’avant-guerre. On recommence tout, à chaque fois. À croire qu’il s’agit d’une culture de parti…

A.R.
– Dans votre ouvrage, Le livre, mémoire de l’histoire. Réflexions sur le livre et la guerre d’Algérie (Le Préau des collines, 2005), vous qualifiez de « véritable trésor archivistique » les récits d’investigation journalistiques. Pouvez-vous nous expliquer cette expression ?

B.S.
– Il y a une différence à faire entre les articles qui paraissent dans la presse et les livres que les journalistes publient ensuite, une fois les événements passés. Dans le cas de la guerre d’Algérie, les articles sont souvent consensuels, ils flattent l’opinion. Il est effrayant de voir combien la presse française – en tout cas la « grande » presse – a véhiculé les pires stéréotypes sur les colonisés. Les livres, eux, sont plus nuancés. Ce sont des mines d’informations, qui n’ont souvent pas pu paraître dans la presse à chaud. Le meilleur exemple est le livre d’Yves Courrière sur la guerre d’Algérie (1968 1970). C’est un super bouquin sur la guerre d’Algérie, un travail phénoménal, il y a tout dedans. Les exactions d’Aussaresses17  par exemple : tout est dit.

A.R.
– Et pendant la guerre civile algérienne, les livres de journalistes ont-ils aussi été importants pour la connaissance des événements ?

B.S. – Oui, bien sûr. Par exemple, dans le cas du conflit israélo-palestinien, Charles Anderlin : son livre est bien plus intéressant que tout ce qu’il a dit dans ses reportages sur France 2.

A.R. – Comment vous situez-vous dans l’historiographie de la colonisation ? Quels chantiers avez-vous ouvert ?

B.S.
– L’historien travaille sur les archives écrites, les croise avec les témoignages, avec les images. Mais il existe un quatrième type de source : l’expérience des lieux.  Vivre au Vietnam a été un choc. Au Maroc aussi.
En me promenant dans Hanoi, j’ai été saisi par le fait qu’il y avait beaucoup plus de femmes que d’hommes dans les rues, car les hommes avaient été enlevés par les guerres successives qu’a connues ce pays (la guerre d’Indochine, la guerre du Vietnam, mais aussi la guerre contre les Chinois après 1975). Je me suis rendu à Dien Bien Phû. Voir la cuvette a été un choc. Les montagnes sont très loin. Les Français avaient raison de s’installer là. Comment les Vietnamiens ont-ils fait pour hisser des canons à longue portée ? C’est absolument fabuleux : là on voit clairement la détermination d’un peuple à lutter pour sa liberté.
Écrire l’histoire, c’est aussi s’imprégner des lieux, des paysages, des hommes, de sensations physiques. Il y a des choses que l’on ne comprend qu’en allant sur place.
Et puis, c’est la possibilité de la fiction qui m’est apparue.
En somme, ce que j’aimerais devenir, c’est un historien voyageur.

1Cf. la rubrique « Textes & Témoignages retrouvés ». [n.d.l.r.]
2Raymond Cartier (1904 1975), journaliste à Paris-Match, auteur de deux grands reportages en Afrique avant et après les indépendances.
3Pierre Vidal-Naquet (1930-2006) naquit dans une famille juive, laïque, républicaine et patriote, très marquée par l’Affaire Dreyfus. Ses parents furent déportés à Auschwitz en 1944. Docteur ès Lettres et agrégé d’histoire, Pierre Vidal-Naquet se spécialisa dans l’histoire de la Grèce antique.
4Henri Alleg (né en 1921) directeur d’Alger républicain, auteur de La Question (1958) qui dénonce l’utilisation de la torture.
5Cf. l’article de T. Hohl. [n.d.l.r.]
6Cf. l’article de B. Stora. [n.d.l.r.]
7Cf. la n. dans l’article de B. Stora. [n.d.l.r.]
8Ibid. et l’article de T. Hohl. [n.d.l.r.]
9Tirailleur sénégalais pendant la Première Guerre mondiale, Lamine Senghor (1889 1927) fut l’un des fondateurs du Comité de défense de la race nègre en 1926.
10Hô Chi Minh (1890-1969) fut l’un des fondateurs du Parti communiste indochinois en 1930. En 1919, à la Conférence de la Paix, il avait remis dans les mains d’un conseiller du président Wilson les « Huit revendications du peuple annamite ». En 1924, il avait fait paraître une brochure Le Procès de la colonisation française. En 1945, il proclama l’indépendance du Vietnam.
11Cf. la n. dans l’article de B. Stora. [n.d.l.r.]
12Parti Ouvrier d’Unification Marxiste. [Cf., dans le n° 5, l’article de Miguel Chueca – n.d.l.r.]
13Jean Rous (1908 1985), militant socialiste.
14Centre d’Études et de Recherches sur les Mouvements Trotskystes et Révolutionnaires Internationaux.
15Cornélius Castoriadis (1922-1997), fondateur, en 1948, avec Claude Lefort, du groupe Socialisme ou Barbarie qui combat le stalinisme.
16Patrice Lumumba (1925-1961), leader du mouvement national congolais, premier ministre du Congo indépendant en 1960 ; al-Mahdi ben Barka (1920-1965), acteur du mouvement national marocain ; Frantz Fanon (1925 1961), psychiatre antillais , auteur de Peaux noire, masques blancs (1952) et des Damnés de la Terre (1961, préface de Jean Paul Sartre)
17Paul Assaresses, militaire de carrière né en 1918, a reconnu avoir torturé et exécuté des militants du FLN pendant la bataille d’Alger.

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Ouvrages

Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

2018 31 mai Stora Mucem 1