LE FIGARO. - Les députés viennent de voter une loi pénalisant la négation du génocide arménien. Pourquoi dites-vous que la France, en creusant sa mémoire, s'adonne à un « dolorisme d'enfant gâté » ?
Pascal BRUCKNER. - En France, pendant plusieurs années, l'État s'est fait le dépositaire de la vérité historique. Il a fallu attendre 1995 pour que Chirac reconnaisse la réalité du gouvernement de Vichy, et 1999 pour que les événements survenus en Afrique du Nord soient appelés « guerre d'Algérie ». La loi de 2005 sur les bienfaits supposés de la colonisation, abolie depuis, appartient à ce même mouvement.
Les socialistes ont présenté un projet de loi sur le génocide arménien excluant toutes recherches historiques ultérieures. Il y a vraiment un syndrome soviétique en France ! En effet, le Parlement et l'État entendent légiférer sur le domaine historique, qui leur est irréductiblement extérieur. L'État doit se limiter à sa propre sphère de compétence à savoir le présent et l'avenir du pays, il n'a pas à dicter leur travail aux historiens en légiférant de manière autoritaire. Je suis contre le concept de vérité d'État qui commande toutes ces lois mémorielles !
Ce monopole de l'État sur la vérité historique est-il l'échec des intellectuels ?
PB. - Pas du tout. J'y vois un héritage de la monarchie. L'État a prolongé cette vieille tradition selon laquelle le roi édictait le vrai et le faux. C'est aussi un symptôme du mal français qui consiste à ne pas regarder la réalité en face.
Benjamin STORA. -- Il est incontestable que l'État, longtemps dépositaire de la vérité historique, en perd progressivement le monopole. C'est un point fondamental qui explique en partie la surabondance des revendications mémorielles. Des victimes du stalinisme à celles de l'intégrisme islamique en Algérie, on assiste à une internationalisation du mouvement de victimes, contre le discours officiel. C'est une grande nouveauté dans la situation internationale. Nous ne disposons plus de la parole unique - reçue en héritage au sens stalinien ou jacobin du terme - qui a si longtemps corseté nos sociétés. Cette vague revendicatrice est assez récente en France, elle date de la chute du mur de Berlin. Nous-même, intellectuels français, sommes surpris par ce processus, et avons quelques difficultés à répondre à ces nouvelles interrogations civiles assorties d'exigences de réparation. Cela dit, je ne crois pas que l'État français ait effectivement reconnu sa responsabilité sur tous les grands thèmes historiques, et notamment son rôle dans la guerre d'Algérie. Or, nous ne pouvons pas faire l'économie de comprendre ce moment. Il existe en France pas moins de quatre lois d'amnistie qui interdisent toutes poursuites contre l'auteur d'exactions commises pendant la guerre d'Algérie. L'oubli, organisé par l'État est de plus en plus mal supporté par les jeunes générations.
Pratiquement, que donne le travail de mémoire ?
BS. - De part et d'autre de la Méditerranée, les deux sociétés sont touchées par ce phénomène et tentent, chacune à leur manière, d'y répondre. Les auditions récentes au Maroc sur les « années de plomb » des années 1970 constituent d'ailleurs une grande première dans le monde arabe en matière de transparence historique. L'Algérie révise aussi progressivement son histoire. Par exemple, elle ne minore plus le rôle de Messali Hadj, le premier à réclamer l'indépendance de l'Algérie, adversaire du FLN, dans son histoire. La réintroduction progressive de Ferhat Abbas, président du GPRA, considéré comme un « réformiste bourgeois » suit le même processus. En France, des enfants de harkis aux enfants d'immigrés s'expriment des exigences de vérité. Certes, on peut déplorer le morcellement du discours et considérer que toutes les revendications risquent de miner un discours unitaire, de fissurer une légitimité républicaine. Mais on peut aussi comprendre tous ces mouvements, issus des profondeurs de la société et porteurs de témoignages particuliers, pour les intégrer dans un nouveau discours républicain plus conforme à la réalité. Oui, il faut reconstruire nos mémoires nationales, comme nous l'avons fait sur d'autres registres, avec l'esclavage et la période vichyste.
Entre Vichy et la guerre d'Algérie, comment s'organise la mémoire collective ?
PB. - Ce sont deux cas très différents. L'historien Charles Robert Ageron soutenait une thèse intéressante, reprise ensuite par Raoul Girardet : le colonialisme a été le fait non pas d'une majorité de la population mais d'un « parti colonial » apparu après 1870 pour laver l'affront de la défaite contre l'Allemagne et permettre à la France de tenir son rôle de grande puissance. On s'aperçoit que les Français étaient plutôt réticents vis-à-vis du colonialisme, qui est d'ailleurs une idée plutôt de gauche que de droite, cette dernière préférant concentrer ses efforts sur « la Corrèze plutôt que le Zambèze » pour prendre la fameuse formule de Cartier. Les Français ont fait relativement vite le deuil de l'empire. Dès 1962, la métropole, heureuse d'en finir avec un conflit qui nous avait mis au bord de la guerre civile, s'est tournée vers le projet européen, comme pour oublier cet épisode historique peu glorieux et financièrement ruineux. Je soutiens, Benjamin Stora, que la véritable mémoire douloureuse de la France repose sur les deux guerres mondiales. Il n'y a pas une famille française dont l'un des membres n'ait été impliqué dans ces conflits, que ce soit par le biais de la résistance, de la collaboration ou de l'occupation, redoutable corruption morale pour tout un pays dont il est très difficile de se relever. Pour une majorité de Français l'Algérie était une terre et une préoccupation bien lointaines. C'est devenu un épisode latéral de notre histoire !
BS. - Je ne suis pas d'accord ! Comment pouvez-vous qualifier de « latérale » une période qui a vu l'exil d'un million de pieds noirs, la levée d'un million et demi de soldats, la chute d'une République, la migration de 400 000 Algériens et le massacre des harkis après l'été 62 ! Avec la poursuite de l'immigration maghrébine vers la France, de 6 à 7 millions de personnes vivent aujourd'hui en France avec ces souvenirs. C'est dire que les « effets de contamination » mémoriels sont extrêmement puissants ! Les jeunes des banlieues se réfèrent constamment à cet épisode certes souvent fantasmé et déformé, tant par traumatisme que par carence universitaire. Nous sommes bien trop peu de professeurs et d'historiens aptes à transmettre sur un plan critique et scientifique cette histoire.
PB. - Certes, cela prouve simplement que la guerre d'Algérie ne passionne pas les foules, si tragique soit-elle. On peut le déplorer, on ne peut obliger 63 millions de Français à tourner leurs regards vers ce moment de notre passé.
BS. - C'est une manière de voir... Vous pointez une certaine amnésie française sur la question algérienne. Or, que vous le vouliez ou non, les descendants de l'émigration postcoloniale portent très puissamment cette mémoire. Aujourd'hui, on assiste à la naissance de groupes de chercheurs qui se plongent dans les archives à la recherche de nouvelles pistes.... Un deuxième point : vous avez raison de citer Raoul Girardet. Il professait aussi que la défaite française en 1962 avait ouvert une blessure considérable dans le nationalisme français. Que le parti colonial soit minoritaire dans la société n'obère pas que le nationalisme français se soit construit sur la notion d'empire, tout comme l'armée, d'ailleurs. C'est pourquoi la perte de l'Algérie, considérée comme le joyau de l'empire, en 1962, a laissé des traces aussi profondes. Quand de Gaulle renvoie des centaines officiers supérieurs en 1961 à la suite du putsch, l'impact est considérable. Avons-nous réellement réussi à surmonter cette blessure narcissique du nationalisme ? Je n'en suis pas sûr.
PB. - Mais quelle « blessure narcissique » ? Ce fut un soulagement d'être débarrassé de l'empire ! Envisagée avec nos yeux d'aujourd'hui, la mainmise sur l'Algérie puis la lutte pour la maintenir dans la communauté française semble une aberration d'un autre âge. Qu'allions nous faire dans cette galère ? C'est peu dire que nous désapprouvons, nous sommes passés ailleurs. Une nation est grande non par ses conquêtes territoriales mais par ses avancées spirituelles, scientifiques. La France contemporaine ne rêve plus d'impérialisme. Le non à l'Europe du référendum du 29 mai dernier l'a bien montré : notre pays vit sur un patriotisme de la rétraction. Frileuse, la France rêve de fermer ses frontières. Son vrai mot d'ordre aujourd'hui serait plutôt « à bas le monde extérieur ». Bien sûr qu'il faut procéder à un travail approfondi d'historien sur la question, comme vous le faites avec un grand talent Benjamin Stora, mais, de grâce, ne faisons pas à nos contemporains un faux procès.
BS. - Certes, la France a été soulagée, comme vous le dites, mais n'était-ce pas là un lâche soulagement ? Comme de juste, en enfouissant la question, elle a fini par nous exploser à la figure, comme l'a montré la Marche des Beurs de 1983. Nous n'avons pas eu le courage de nous pencher sur le « comportement des pères ». Elle revient aujourd'hui, parfois déformée et toujours douloureuse et engendre une culture du soupçon qui exacerbe les identités.
La France doit-elle s'excuser auprès de l'Algérie ?
PB. - Pourquoi pas si cela permet de signer un traité d'amitié et d'enterrer les vieilles querelles ? Il faut apurer les comptes une fois pour toutes. À condition toutefois qu'il ne s'agisse pas d'un repentir à sens unique et que le gouvernement algérien balaye ensuite devant sa porte et reconnaisse les pages noires de la lutte pour l'indépendance, la bagarre FLN/MNA par exemple, le massacre des harkis puis l'emprise de l'État FLN sur la nation après 1962, les émeutes de 1988 et enfin la guerre civile. Pour l'instant, qu'entend-on ? Bouteflika soutient que les Français ont commis un génocide comparable à celui des Allemands vis-à-vis des Juifs. Ce qui paraît à tout historien objectif légèrement déraisonnable. Au mois de juin, une délégation du PS, ou vous étiez présent, Benjamin Stora, est allée dire au président Bouteflika qu'elle présentait ses excuses à l'Algérie. Mais que je sache, François Hollande n'a pas demandé des comptes au chef de l'État sur l'usage de la torture dénoncé le même jour par un rapport d'Amnesty international.
C'est l'honneur de l'Europe de reconnaître ses crimes. Elle est l'un des rares continents à avoir su penser sa barbarie et à s'être distancé de ses propres exactions. Mais nous savons aujourd'hui qu'il n'y a pas d'État innocent. Bien des nouvelles nation6écolonisées depuis cinquante ans, ont prouvé leur capacité à commettre, tout comme nous, des abominations. Pour ne pas se remettre en question, elles se drapent toujours dans le manteau de la victime et continuent à accuser l'ancienne puissance coloniale de tous leurs malheurs.
La « surmémorisation » française n'est-elle pas un risque pour la cohésion nationale ?
BS. - Il faut en effet poser la question de la surabondance mémorielle. Permet-elle de répondre aux défis de l'avenir en nous tirant ainsi vers le passé ? C'est une vraie question, non d'historien, mais de politique. Le problème, c'est que l'État n'a jamais reconnu une quelconque responsabilité dans la conduite des occupations coloniales. Le discours de Jacques Chirac à propos de la répression à Madagascar en 1948 n'a pas été suivi pour l'Algérie. Bien sûr, il n'y a pas eu de génocide, mais tout de même 400 000 morts algériens, ce n'est pas rien, la proportion entre tués français et algériens est de un pour dix. C'est un fait établi, consigné dans les archives...
PB. - Tout comme dans les manuels scolaires ! Aujourd'hui, vous n'en trouvez plus un seul ne condamnant pas clairement l'entreprise coloniale. Mais vous semblez oublier, Benjamin Stora, que la guerre est finie, y compris pour les jeunes générations en Algérie qui ont d'autres soucis en tête ! Il faut distinguer fondamentalement mémoire et histoire. La mémoire est subjective, elle peut être déformée, s'enorgueillir de souffrances qui n'ont pas été directement vécues. Et le contraire de la mémoire n'est pas l'oubli mais l'histoire, c'est-à-dire le rétablissement des faits dans leur complexité. Cinquante ans après la guerre d'Algérie, il est possible d'en avoir une vision impartiale, car nous ne sommes plus concernés qu'indirectement
BS. - Mais la guerre d'Algérie est-elle vraiment finie ? À vrai dire, je n'en suis pas si sûr. Les mémoires continuent de saigner... En contact quotidien avec mes étudiants aux Langues Orientales, je les vois envahis d'une recherche identitaire surpuissante. Y répondre sur le plan de la connaissance historique, c'est notre devoir.
La France a-t-elle un devoir envers les peuples qu'elle a colonisés par le passé ?
PB. - Un devoir de reconnaissance en tout cas. Mais il ne suffit pas de se repentir des crimes passés, il faut se sentir aussi responsable des crimes contemporains. Sur ce point, je remarque que l'Europe préfère le confort de la culpabilité aux exigences de la responsabilité vis-à-vis des atrocités contemporaines. Nous sommes, pour reprendre une distinction classique en théologie, dans la « mauvaise conscience paisible » qui conduit à l'inaction. L'Europe ne se connaît plus d'adversaires, que des partenaires. Elle voudrait sortir de l'histoire sur la pointe des pieds. Dans la zone de tempêtes où nous nous situons, un tel comportement est suicidaire. Il faut choisir : la pénitence ou la résistance.