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Entretiens

Ce thème a fait irruption dans la campagne. Qu'est-ce qui fonde le lien à la nation ou au contraire donne à certains le sentiment d'en être exclus? Max Gallo et Benjamin Stora s'expriment sur une question qui dépasse les polémiques électorales.

Les incidents de la gare du Nord ne sont-ils pas une nouvelle illustration de la fracture entre une partie de la nation, celle des quartiers sensibles et déshérités, et la France institutionnelle ?

 

Benjamin Stora: Il y a, de mon point de vue, un vrai risque. Ce n'est pas le problème de l'unité nationale, c'est la question de la fracture générationnelle, politique et sociale. Il existe un réel sentiment d'angoisse dans la jeunesse, une peur de déclassement social. Quand on parle des cités, des banlieues, des quartiers, les jeunes sont en première ligne. Inquiets de l'avenir, ils ont le sentiment de ne pas être assez armés pour affronter le marché de l'emploi, les défis de l'Europe, de la mondialisation.
Ils craignent aussi que l'école et l'université ne les y préparent pas suffisamment. Ils demandent plus d'investissement de l'Etat. Nous constatons aussi une forme d'incompréhension du monde des adultes vis-à-vis d'une jeunesse qu'on ne comprend pas, d'une jeunesse colorée, métissée, aux aguets du bruit du monde, et qui a une nouvelle culture.

Le problème n'est-il pas qu'elle reste un peu en marge de la «nation française»? …

Max Gallo: Je suis d'accord avec Benjamin Stora, il y a effectivement une fracture générationnelle. Mais il y en a toujours eu. Elle s'exprime par la conscience partagée des jeunes et de leurs parents que, pour la première fois depuis quelques décennies, la notion de progrès est remise en question. Mais ne confondons pas «jeunesse» et «jeunes émeutiers». Ceux-ci forment une infime minorité. Evitons les amalgames compassionnels.
Benjamin Stora
L'identité nationale, c'est quoi?

Né en Algérie, arrivé en France en 1962, Benjamin Stora est un spécialiste de l'histoire du Maghreb. Enseignant à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages dont La Gangrène et l'oubli. La mémoire de la guerre d'Algérie (La Découverte, 1991) ou Les Trois Exils. Juifs d'Algérie (Stock). En collaboration avec Emile Témime, il vient de publier un ouvrage collectif sur la formation de la France: Immigrance (Hachette), ainsi que La Guerre des mémoires (L'Aube).

On parle d'exclusion sociale. Ne s'agit-il pas, pour cette partie de la jeunesse, d'une exclusion nationale ?

Max Gallo: Je me suis attaché, depuis plusieurs décennies, au problème de la nation. Tout dépend de ce que l'on entend par «nation». Vous avez, au fond, deux thèses. La première veut que la nation ait commencé bien avant 1789. Elle consiste à dire, sans être «barrésien», qu'il existe des continuités territoriales et culturelles. La seconde affirme qu'au fond la nation est une forme, comme dirait Jürgen Habermas, de patriotisme constitutionnel. Chez nous, c'est la République. On l'entend dire, notamment à gauche: «L'identité de la nation, c'est la République.» Sous-entendu: «Tout ce qui est avant, c'est autre chose; la France commence en 1792, ou en 1789; avant, c'est l'Ancien Régime.» Or, pour moi, il y a une continuité. Les concepts d'identité de la France et d'identité nationale ne sont pas des concepts fermés. L'identité de la France, c'est l'ouverture, et l'immigration. Etre français, c'est appartenir à une nation, non à une race. Je suis moi-même un fils de l'immigration. La France est, par sa situation, une sorte d'impluvium où les peuples arrivant du sud, de l'est, du nord se déversent, se mêlent et s'enracinent. C'est aussi pourquoi l'un des traits de notre identité est le droit du sol.

B. S.: Intéressant. Mais j'en reviens à la jeunesse. Une partie d'entre elle a effectivement le sentiment de ne pas être représentée dans la nation d'aujourd'hui, de ne pas exister, c'est une évidence. Ils sont français, ils ont des papiers, ils sont nés en France, mais vivent avec le sentiment soit de ne pas être reconnus comme français, soit de ne pas se vivre en tant que «français». C'est un défi immense pour la France de 2007. Il faut répondre parce que le risque est grand que d'autres organisations et mouvements, tel celui des «Indigènes de la République», ne récupèrent cette insatisfaction, ces impatiences et cette agressivité pour en faire autre chose, contre les idées de la République. Il faut pouvoir mélanger toutes les France, proposer des synthèses sans cesse renouvelées, enrichies. Cela conduit à un aspect lié à l'histoire de la France coloniale. Les populations d'origine postcoloniale posent problème. Or on ne peut pas mettre toutes ces immigrations sur le même plan en disant: «Tout ça, c'est pareil, c'est la même histoire.» Ce n'est pas vrai! Les immigrations maghrébine et africaine ont un rapport au pays qui n'est pas le même que celui des immigrations européennes. C'est un rapport traumatique, difficile, où la France est à la fois la France de l'égalité, de la République, de l'école, la France qui émancipe, mais aussi celle qui opprime, qui relègue, qui installe des territoires d'inégalité juridique. En 2007, une nouvelle France apparaît et la République se doit de lui répondre en mobilisant, en donnant des symboles, des idéaux, des figures. Je suis favorable à l'entrée au Panthéon de personnages issus de minorités. Voilà, c'est peut-être ça qui nous sépare.

M. G.: Benjamin Stora essaie d'être nuancé. Effectivement, on ne peut pas dire: «Toutes les immigrations sont identiques, elles se sont intégrées, il n'y a qu'à laisser faire.» Mes parents étaient d'origine italienne, je sais donc que la situation de tout individu qui a été, pour des raisons diverses, arraché à sa culture d'origine et à son pays d'origine est une situation schizophrénique, et c'est tant mieux, puisqu'à mon sens il y a une richesse dans la diversité. Il faut user de pédagogie auprès des nouveaux Français, leur dire: «C'est normal que vous ayez une souffrance, parce que vous avez été arraché à un lieu.» J'insiste sur un point extrêmement difficile: l'intégration ne se réalisera bien que quand les fils ou petits-fils d'immigrés seront fiers de leur pays de départ. L'intégration des Italiens a été admise en France à partir du moment où les Français ont dit: «L'Italie, c'est le miracle italien.» Dès lors, il devenait extrêmement positif d'être d'origine italienne. Tant qu'il y aura ce décalage, ce regard négatif porté sur les pays d'origine, d'Afrique ou d'ailleurs, vous aurez une difficulté des Français de ces pays à se sentir totalement intégrés. Là où j'ai un désaccord avec Benjamin Stora, c'est que je crois que la France de 2007 est le dernier pays du monde que l'on peut accuser d'être fermé aux gens différents. Quand le candidat à la présidence de la République considéré comme le plus «policier» est lui-même un fils d'immigré hongrois, vous êtes dans un pays capable de produire un vrai symbole d'intégration.

Comment articulez-vous la question sociale par rapport à la question nationale? Y a-t-il un lien entre les jeunes issus de l'immigration et l'exclusion ?

M. G.: Je crois que les deux questions s'articulent. C'est pour ça que le thème de l'identité nationale est important, même si je suis réservé sur la création d'un ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale. Pour moi, c'est bien la question du type de nation que nous voulons constituer qui est derrière la notion d'identité nationale. Le travail, la diminution du chômage, les conditions sociales, la répartition de la population dans les territoires urbains sont évidemment primordiaux. Mais, en même temps, on ne peut pas limiter les problèmes à ça. Il faut aussi réussir à faire comprendre qu'il y a une communauté des communautés: la nation. La gauche n'a jamais su éclairer, depuis une trentaine d'années au moins, ce thème de la nation. On l'a bien vu avec les réactions suscitées par Ségolène Royal lorsqu'elle a agité, de manière, hélas! à mon avis, politicienne, son petit drapeau. J'ajoute que le triomphe du libéralisme économique va de pair avec le communautarisme, qui a pour adversaires les Républiques et les Etats.B. S.: La question nationale est extrêmement importante, elle n'est pas du tout dépassée. Cela m'a aussi frappé en Algérie, une nation très jeune. C'est quelque chose de très fort, qui aide à passer des épreuves.

Mais en France ?

B. S.: Il faut proposer un «pacte mémoriel» entre la République et sa mémoire, vis-à-vis des autres générations. Un homme d'Etat responsable demain, qu'il soit de droite ou de gauche, sera obligé d'affronter cette question-là. Jacques Chirac a essayé de le faire. Si l'on n'a pas de pacte mémoriel entre Histoire et République, on risque d'avoir une addition d'explosions mémorielles, de guerre des mémoires. Quand j'en parle, on me dit: «C'est de la repentance, ce n'est pas bien, il ne faut pas parler de ces questions-là.»

M. G.: Dans le grand pacte mémoriel que vous proposez, c'est la mémoire de la France d'avant qui est torpillée. Car il se fait par la peinture criminelle de l'histoire nationale. Je suis sur la position gaulliste, très claire: la France, c'était la France combattante qui avait refusé l'armistice et qui s'est battue dès le 16 juin 1940. Je ne dis même pas le 18 juin! C'est Edmond Michelet distribuant des tracts de Péguy. Ça, c'est la France! Le reste, c'est l'Etat français avec ses fonctionnaires au service de l'occupant.

B. S.: Je pense qu'il faut arrêter de traquer les repentants, très peu nombreux d'ailleurs, arrêter d'opposer les passés entre eux, trouver un compromis mémoriel. A propos de repentants, l'historien Pierre Vidal-Naquet, qui a dénoncé les exactions au temps de la guerre d'Algérie, était-il un repentant?

M. G.: Le problème, c'est de traquer l'idéologie derrière… Ce n'est pas la guerre des mémoires. Mais dire tout de notre histoire, le positif et le négatif, est le devoir de chacun d'entre nous qui avons accès à l'écriture et à la plume.

Comment jugez-vous les positions des candidats sur la question nationale? Tous deux, vous vous êtes engagés…

M. G.: Je réserve mon vote à l'isoloir. Mais je trouve bons les discours que Sarkozy a prononcés à Nîmes et porte de Versailles. J'y décèle la conception unitaire de la nation qui est la mienne et que j'ai exprimée dans Fier d'être français et L'Ame de la France. Je ne peux donc pas dire que je ne suis pas d'accord.

B. S.: En ce qui me concerne, je me retrouve chez Ségolène Royal, dans ce qu'elle déclarait aux Antilles sur la France métissée. Disons que je me reconnaissais davantage dans ces propos que dans ceux, exclusivement nationaux ou nationalistes, de la dernière période.


Max Gallo est né à Nice le 7 janvier 1932, de parents d'origine italienne. Agrégé d'histoire, il a mené de front plusieurs carrières. Romancier à succès, il est aussi journaliste à L'Express dans les années 1970, puis directeur du Matin de Paris (1985-1986). En 1981, il conquiert un siège de député (PS) à Nice, avant d'échouer, en 1983, dans la conquête de la mairie face à Jacques Médecin. En 1992, il quitte le PS pour fonder, avec Jean-Pierre Chevènement, Le Mouvement des citoyens. Il a notamment publié Fier d'être français (Fayard, 2006) et L'Ame de la France: une Histoire de la nation des origines à nos jours (Fayard, 2007).

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Ouvrages

Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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