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Entretiens

En texte intégral, une transcription de Taos Aït Si Slimane.

A propos de : « Les guerres sans fin. Les historiens, la France et la guerre d’Algérie », Paris, Stock, 2008, de Benjamin Stora et « La France en guerre 1954-1962. Expériences métropolitaines de la guerre d’indépendance algérienne », Paris, Autrement, 2008, sous la direction de Sylvie Thénault (avec Raphaëlle Branche).

Les lundis de l'histoireIntroduction : « Les lundis de l’histoire », Michelle Perrot, bonjour. Les guerres et leur histoire sont à l’ordre du jour. Le quatre vingt dixième anniversaire de l’Armistice du 11 novembre de 1918, la mort du dernier poilu, ont provoqué une floraison d’ouvrages sur la grande guerre. En attendant de leur consacrer le temps qu’ils méritent, je vous signalerais peut-être quelques uns de ces livres en fin d’émission. Mais, c’est la Guerre d’Algérie que l’on retiendra ce matin avec Sylvie Thénault et Benjamin Stora, experts en la matière, pour leurs livres récents. Sylvie Thénault, vous êtes chercheuse au CNRS. Vous êtes une jeune historienne, pionnière dans votre démarche. Vous avez écrit un livre qui s’appelle « Une drôle de justice, les magistrats dans la Guerre d’Algérie », qui était paru à La Découverte, en 2001s et pour lequel je vous avais reçue avec Raphaëlle Branche. Vous montrez, dans ce livre, l’analyse du fonctionnement de la justice pendant la guerre, ou plutôt de ses dysfonctionnements dramatiques. Vous êtes aussi l’auteur d’« Histoire de la guerre d’indépendance algérienne », qui est paru chez Flammarion, en 2005, et qui est, à mon sens, aujourd’hui, le meilleur ouvrage d’ensemble sur la question. Ainsi, avec Raphaëlle Branche, vous êtes une pionnière de la nouvelle histoire de la Guerre d’Algérie. Puis, vous publiez, aujourd’hui, avec elle, Raphaëlle Branche, un livre collectif, « La France en guerre 1954-1962 / Expériences métropolitaines de la guerre d’indépendance algérienne », qui vient de paraître chez Autrement et dont naturellement on va parler tout à l’heure. Benjamin Stora, vous êtes professeur, actuellement, à l’INALCO. Vous êtes un spécialiste reconnu de l’histoire du Maghreb et notamment de l’Algérie contemporaine, que vous avez largement contribuée à défricher avec un souci majeur, montrer la complexité des engagements et des conflits de part et d’autres, avec une interrogation constante sur les rapports entre mémoire et histoire, qui est aussi un des grands axes de votre réflexion. C’est ce qui fait, entre autres, l’intérêt de votre parcours et de votre œuvre, une vingtaine de livres, depuis une biographie politique de Messali Hadj au livre d’aujourd’hui, « Les guerres sans fin, un historie, la France et l’Algérie », qui vient de paraître, en 2008, chez Stock. Ce livre est le dernier d’une trilogie autobiographique, qui mêle étroitement votre itinéraire et votre travail d’historien, ces livres c’est : « La dernière génération d’octobre », paru en 2003, « Les trois exils/ Juifs d’Algérie », paru en 2006.

Cette émission d’aujourd’hui, avec vous deux, que je remercie d’être là, nous allons en faire un hommage à Charles-Robert Ageron, qui fut votre maître, tout au moins votre directeur de thèse, Benjamin Stora. Il vient de nous quitter, le 3 septembre 2008. Il avait 84 ans. Je voudrais vous demander, à tous les deux, en quoi ce spécialiste de l’Algérie coloniale a-t-il été un précurseur ? Je m’adresse à vous deux.

Benjamin Stora : J’ai rencontré Charles-Robert Ageron pour la première fois en 1974-75 - c’était il y a fort longtemps – pour faire ma thèse sur Messali. Il a été mon directeur de thèse. J’étais à l’époque son seul étudiant. Il n’y avait pas d’autres étudiants qui travaillaient sous sa direction, en France, sur l’Algérie contemporaine. Il tenait par conséquent cette sorte de flambeau de l’histoire de l’Algérie, puisque beaucoup d’intellectuels français qui avaient travaillé sur l’histoire de la colonisation et de l’Algérie s’étaient retirés de ce champ. Il était pratiquement seul, à cette époque-là, à vouloir poursuivre, persévérer, maintenir ce lien à caractère historique entre la France et l’Algérie et d’essayer de déchiffrer cette histoire à la fois compliquée et tragique entre ces deux pays. Donc, Ageron a été, oui un maître parce que mes engagements de ces années-là étaient plein de certitudes, étaient extraordinairement idéologiques, entre guillemets, théoriques et il m’a appris essentiellement à revenir aux faits, c’est-à-dire à s’en tenir à ce qui s’est réellement passé, à se défier des modèles tout près, des idéologies toutes faites, par conséquent à construire des récits beaucoup plus compliqués. C’est cela essentiellement que m’a apporté Charles-Robert Ageron. C’est-à-dire de rentrer dans une histoire de l’Algérie qui était une histoire pas simplement politique mais une histoire familiale, une histoire religieuse, une histoire sociale et culturelle, etc. Bref, qui nous disait aussi toutes les bifurcations qui ont échoué dans l’histoire : l’Algérie coloniale, ce qu’il appelait les occasions perdues de l’Algérie française. On connaît tous le projet Blum-Viollette, les ordonnances de Gaulle en 1944, le statut de 1947. En insistant effectivement sur le fait que peut-être cette guerre d’indépendance n’était pas inéluctable mais dans la forme qu’elle prise, dans sa cruauté, dans ses engrenages et il a beaucoup contribué à rapprocher les deux rives en travaillant avec un autre historien algérien à l’époque, qui lui aussi est décédé, il y a deux ans, qui est Mahfoud Kaddache, un grand historien algérien de la génération de Charles-Robert Ageron. Je voulais aussi associer, dans cet hommage, cet historien algérien et puis aussi un homme qui vient de nous quitter, tout récemment, qui est aussi un très grand historien, que j’ai beaucoup connu et qui m’a beaucoup apporté et que je voudrais associer à Charles-Robert Ageron, qui vient de décéder, c’est Émile Temime qui est aussi un pionnier de l’histoire de l’immigration.

Michelle Perrot : Qui vient de disparaître, ces jours-ci.

Benjamin Stora : Qui vient de disparaître et qui lui aussi appartenait à cette génération de pionniers, de défricheurs, de ceux qui allaient à contrecourant des idées reçues et des modes. Émile Temime avait notamment produit une grande histoire de la révolution espagnole, « La Révolution et la guerre d’Espagne » mais après, comme on le sait, il avait bifurqué sur l’histoire de l’immigration, il était un des grands maîtres, en France, de cette discipline, qu’est l’histoire de l’immigration qui maintenant, on le sait, occupe un champ considérable dans le domaine de l’histoire.

Michelle Perrot : Vous aviez d’ailleurs vous-même, Benjamin Stora, travaillé avec lui sur l’histoire de l’immigration.

Benjamin Stora : L’an dernier, aux éditions Hachette, on avait travaillé ensemble sur un ouvrage qui s’appelait « Immigrances », une histoire de l’immigration en France au XXème siècle et qui, je crois, est son dernier ouvrage effectivement.

Michelle Perrot : Oui. Sylvie Thénault, pour vous Charles-Robert Ageron, représentait un pionnier ? Un grand ancêtre ?

Sylvie Thénault : C’est une figure pour moi presque inimaginable à approcher. C’est vrai que ce que j’ai toujours apprécié chez lui, c’était la facilité avec laquelle il entrait en contact avec des gens qui étaient beaucoup plus jeunes que lui, qui n’étaient pas assuré dans leur recherche. La toute première fois que je l’ai rencontré, c’était aux archives militaires de Vincennes, où il allait, chaque jour, dépouiller des archives. Moi, je débutais ma thèse et j’y allais aussi. Je ne savais pas que ce monsieur était Charles-Robert Ageron. Un jour, il est venu me demander ce que je regardais, pourquoi j’étais là. Il est venu avec toute sa bienveillance, je dirais toute sa modestie. C’était très impressionnant cette facilité, oui cette bienveillance. Il ne se posait pas du tout en grand maître justement. Comme l’a dit Benjamin Stora à l’instant, ce qui fait de lui un précurseur, c’est surtout d’avoir été longtemps le seul sur ce terrain. Aujourd’hui pour moi ce qu’il représente, c’est vraiment celui qui nous permet de replacer la guerre dans la longue durée parce que le nouveau régime des thèses qui est celui sous lequel j’ai travaillé ne nous permet plus finalement de prendre à bras le corps des chantiers de grande ampleur.

Michelle Perrot : On est obligé de prendre des points plus précis, plus délimités.

Sylvie Thénault : Des points beaucoup plus précis. De plus en plus, je me dis que faire une recherche sur la période de la guerre seule, cela n’a pas de sens. Finalement, aujourd’hui encore dans la bibliographie, si l’on veut essayer de faire de la longue durée, c’est Charles-Robert Ageron que l’on va lire, ce qui dit bien le caractère monumental de son œuvre.

Michelle Perrot : Donc, nous lui rendons hommage de façon présente, vivante. Je voudrais évoquer peut-être un de ses derniers ouvrages, « La Guerre d’Algérie et les Algériens », qui était paru chez Colin en 1997, c’était un colloque franco-algérien, à Paris, où il y avait huit Algériens et huit Français, parmi les Français il y avait vous deux, Sylvie Thénault et Benjamin Stora, et Charles-Robert Ageron dans sa préface rappelle combien il a été long et difficile d’arriver à un traitement impartial des guerres franco-allemandes, il écrit ceci : « Nous savons que l’heure n’est pas encore venue où l’on pourrait écrire une histoire de la Guerre d’Algérie qui serait acceptée par tous les Algériens et par tous les Français, mais nous avons travaillé de notre mieux à rapprocher les échéances. » Je crois que c’est tout à fait dans cette mouvance que nous nous situons. Il est difficile de faire l’histoire de la Guerre d’Algérie et de l’Algérie contemporaine. Pouvez-vous, Benjamin Stora et Sylvie Thénault nous dire pourquoi, nous rappeler pourquoi.

Benjamin Stora : Pourquoi il est difficile d’écrire cette histoire.

Michelle Perrot : Pourquoi, est-il difficile d’écrire cette histoire.

Benjamin Stora : Parce qu’il y a beaucoup de personnes qui ont été mêlées à cette histoire, des millions de personnes qui ne parviennent pas à trouver les voies d’une sorte d’apaisement et qui sans arrêts restent enfermés dans ce passé, dans cette tyrannie de mémoire, restent prisonniers des enjeux d’il y a un demi siècle. Ils ont le sentiment d’avoir raison toujours, un demi-siècle plus tard, et quelque part, pour certains d’entre eux, ils n’acceptent pas l’indépendance de l’Algérie comme un fait accompli, une histoire finie.

Michelle Perrot : Ça, c’est vrai du côté de la France…

Benjamin Stora : Ce que j’ai essayé d’expliquer dans cet ouvrage, « Les guerres sans fin », c’est-à-dire une histoire qui n’est pas finie, qui n’arrive pas à se finir, à se terminer. Du côté algérien, il est évident que la guerre de l’indépendance algérienne a été un facteur central de légitimation du pouvoir, de sorte que l’histoire de cette guerre et l’histoire du pouvoir, la présence et l’actualité de ce pouvoir sont intimement mêlée. On n’arrive pas à découpler l’activité du pouvoir algérien, du système politique algérien de l’écriture de l’histoire. L’histoire est une sorte de propriété priée du pouvoir algérien. Il n’y a pas de sécularisation, de séparation entre l’écriture d’une histoire scientifique et une histoire officielle de légitimation du pouvoir. C’est très important parce que cela veut que si cela fonctionne de cette manière eh bien cette histoire n’est pas finie parce que l’Algérie d’aujourd’hui s’appuie, se fonde sur cette sorte de légitimité révolutionnaire et non pas de légitimité démocratique, des urnes. L’Algérie n’arrive pas à passer de cette légitimité, entre guillemets, révolutionnaire à une forme nouvelle de légitimité démocratique. Donc, la guerre reste un aspect tout à fait central et décisif, son écriture, sa manipulation, ses enjeux sont décisifs pour l’Algérie d’aujourd’hui.

Michelle Perrot : Pendant très longtemps, ça a été une guerre sans nom ! Puisqu’il a fallu attendre la loi - est-ce qu’il fallait une loi, je n’en sais rien – du 18 octobre 1999 pour que l’expression Guerre d’Algérie entre dans les textes officiels français.

Sylvie Thénault : C’est une expression d’ailleurs que je tente un petit peu de remplacer par celle de Guerre d’indépendance algérienne, c’est pour cela que j’avais intitulé mon deuxième ouvrage de cette façon. Cela a été une grande réflexion, pour le livre que nous avons dirigé avec Raphaëlle Branche, du coup il y a une histoire même de cette expression Guerre d’Algérie. À l’époque même de la guerre, c’était un enjeu même pour les opposants à la guerre bien sûr, c’était pour dire au pouvoir quelle était la nature réelle des événements, ce n’est pas du maintien de l’ordre, c’est la guerre, il y a des massacres, etc. je pourrais citer par exemple, lors du procès Janson, le président du tribunal qui interrompt sans cesse un des témoins à la barre en lui disant : « Cessez d’utiliser le mot Guerre d’Algérie dites événements, s’il vous plaît ». On pourrait voir cette loi effectivement comme un moment de reconnaissance enfin advenue mais il me semble qu’avec les évolutions récentes de l’écriture de cette histoire elle a pris un sens qui moi me convient moins bien parce qu’elle appelle tout de suite à l’esprit une dimension uniquement militaire de la guerre. Guerre d’Algérie, cela fait vraiment combat et militaires, on voit les paras qui débarquent dans la Casbah, on voit les paras qui crapahutent dans le bled, et un des aspect que nous avons voulu travailler avec Raphaëlle, dans nos travaux personnels et dans ce livre que nous avons dirigé, est de dire : certes, c’est une guerre qui a une dimension réellement combattante et militaire mais pas seulement. Il y a eu tous les engagements, que vous avez bien connus vous-même, qui nous semble être une dimension de la guerre. On a l’impression que cette expression Guerre d’Algérie est aujourd’hui trop connotée militairement pour que l’on continue nous à l’utiliser. Cela peut être un débat.

Michelle Perrot : C’est intéressant ce que vous avez dit parce qu’on a l’impression pour une génération derrière, la mienne, que faire admettre l’expression Guerre d’Algérie, c’est déjà un peu comme une victoire.

Sylvie Thénault : Tout à fait.

Michelle Perrot : Reconnaître que c’est une guerre et pas seulement une pacification, etc. Bien entendu cette Guerre d’Algérie, cette histoire de la guerre d’indépendance algérienne dans toutes ses dimensions s’est quand même beaucoup développée, on en dira un mot tout à l’heure, Gilbert Meynier, Mohammed Harbi, Omar Carlier, et bien d’autres. Mais, je voulais revenir à vous, Benjamin Stora parce que votre parcours, votre travail illustre les difficultés de tous ordres que rencontre un historien de la Guerre d’Algérie. On vient de parler des guerres sans fin, vous avez expliqué pourquoi vous avez appelé votre livre, « Les guerres sans fin ». Vous avez commencé votre travail au milieu des années 70 et vous aviez choisi une biographie politique de Messali Hadj et ce n’était pas un choix facile, du tout.

Benjamin Stora : Non, ce n’était pas un choix facile pour plusieurs raisons : d’abord parce que je me situais du point de vue indigène et non pas du point de vue français. C’est-à-dire que j’écrivais cette histoire, en partant de l’autre côté, du nationalisme algérien. C’était déjà une première grande difficulté, car jusqu’à présent, dans la littérature consacrée à cette Guerre d’Algérie, on entendait surtout la voix des militaires français, des Européens d’Algérie mais l’on n’entendait pas la voix des autres, quelles étaient leurs motivations ? Qu’est-ce qui c’était passé ? Etc. Donc, première grande difficulté, écrire l’histoire du point de vue des indigènes, entre guillemets. Seconde difficulté, dans ce monde indigène, c’était l’histoire d’un vaincu, de quelqu’un qui avait porté l’idée nationale algérienne mais qui avait été écarté, défait par le FLN, pendant cette guerre précisément. Et à l’issue de cette guerre, Messali qui avait créée l’Etoile nord-africaine (ENA), en 1926, en 1962 était un homme seul, vaincu, isolé, presque abandonné, non reconnu par l’Algérie indépendante. Donc, c’était une seconde difficulté. C’est-à-dire être à la fois dans un monde différent, un monde indigène, et à la fois être dans ce monde du côté des vaincus. Il y avait donc cette double difficulté à surmonter, ce qui fait que cet ouvrage sur Messali, lorsque j’ai soutenu cette thèse, en 1978, avec Charles-Robert Ageron, Annie Rey Goldzeiguer, qui est aussi une grande historienne de l’Algérie, et Jacques Berque, qui était membre de mon jury, eh bien il n’y avait pas d’éditeur en France pour ce genre de travaux. On était très, très loin à cette époque-là, et ça c’était une troisième difficulté, de vouloir regarder l’histoire coloniale et l’histoire du Sud. Ce qui était au centre, la centralité des études académiques françaises, c’était la France, c’était la République, c’était l’Europe. Mais à cette époque-là, l’histoire coloniale, dans les années 70, c’était un terrain complètement délaissé. Donc, voilà encore une troisième difficulté. Or, on s’aperçoit aujourd’hui, c’est-à-dire 30 ans plus tard, que ce monde indigène doit être étudié parce que précisément il y a à l’intérieur de la société française des groupes, des associations, des mouvements, des individus qui essayent de revêtir ces habits d’indigènes précisément pour tenter de comprendre cette situation qui est la leur. Deuxième aspect, l’histoire coloniale est revenue en force. Il y a énormément de jeunes historiens, de travaux, d’équipes, de recherches, de séminaires qui existent autour du monde colonial. On voit bien maintenant que la question coloniale, sa centralité dans le champ académique et historique français, ça, c’est tout à fait important. Et enfin, troisième aspect, ce qui a profondément changé par rapport aux années 70, c’est que le système du FLN s’est effondré en Algérie et le personnage de Messali, qui était un banni, une sorte de hors la loi de l’histoire eh bien Messali est devenu une figure quasiment centrale aujourd’hui en Algérie.

Michelle Perrot : Aujourd’hui ?

Benjamin Stora : Absolument. Il est reconnu. L’aéroport de Tlemcen porte son nom. Il n’y a pas un colloque, un meeting sans que l’on cite aujourd’hui son activité, son action, etc. Il y a encore des oppositions classiques de certains vieux militants, responsables du FLN, bien sûr, mais en général maintenant, c’est un fait admis que Messali est un personnage historique considérable dans l’histoire de l’Algérie contemporaine. Donc, vous voyez le chemin parcouru en 30 ans !

Michelle Perrot : Énorme ! ?

Benjamin Stora : On a changé d’époque, de paysage, donc d’investigations historiennes.

Michelle Perrot : Il faut rappeler qu’entre les messalistes, les partisans du MNA, et le FLN dans ces années de la Guerre d’Algérie, c’était sanglant ! Il y a eu beaucoup de morts.

Benjamin Stora : Une guerre terrible, une guerre dans la guerre.

Michelle Perrot : Une guerre dans la guerre, dont vous parlez.

Benjamin Stora : Il y a un livre aussi, que j’ai préfacé, qui est un livre terrible,…

Michelle Perrot : Oui !

Benjamin Stora : Qui s’appelle « Mon père ce terroriste », qui raconte l’histoire de l’affrontement dans l’immigration en France entre le FLN et le MNA, près de quatre milles morts en France, onze milles blessés, c’est quelque chose d’énormes, de considérables. En Algérie même aussi, le massacre de Melouza, en mai 1957, mais aussi les affrontements entre maquis du MNA et du FLN, avec ce qui s’est passé, ce que l’on a appelé les activités du général Bellounis, etc. tout cet aspect très cruel, sanglant de cette guerre dans la guerre entre les militants nationalistes n’a naturellement pas favorisé l’écriture d’un récit historique complexe en Algérie.

Michelle Perrot : Bien sûr ! Ce livre que vous venez de citer, c’est Lakhdar Belaïd ?

Benjamin Stora : Oui.

Michelle Perrot : « Mon père, ce terroriste », vous avez écrit la préface à ce livre et c’est paru au Seuil.

Benjamin Stora : Aux éditions du Seuil.

Michelle Perrot : Et le père de ce Lakhdar Belaïd était un chef militant clandestin du MNA. Donc, on rejoint là tout à fait le problème des Messalistes et de votre premier livre. Après cela, Benjamin Stora, vous vous êtes intéressé à l’immigration. Cela a été le sujet de votre thèse en 1991. On retrouve Temime dont nous parlions tout à l’heure. Puis, vous vous êtes très rapidement intéressé aux images, à la question des images. Vous avez fait un film pour Antenne 2, qui est très important, qui s’appelle « Les années algériennes », qui a été projeté en septembre-octobre 1991.

Benjamin Stora : Tout à fait.

Michelle Perrot : Pourquoi, au moment de ce film, y-a-t-il eu un débat, y compris parmi les gens qui étaient pour l’histoire de l’Algérie et de la Guerre d’Algérie ?

Benjamin Stora : Pour plusieurs raisons. D’abord parce que pour un historien poursuivant une carrière, entre guillemets, académique, faire des images, produire des documentaires, fabriquer des films, c’était mal vu. Donc, il y avait une forme à la fois de mépris, par rapport à l’image, qui était sensé être une source tout à fait mineure à cette époque-là, c’était il y a 20 ans quand même, l’écrit étant la source centrale, majeure, et pas n’importe quel écrit, l’écrit étatique, militaire etc. les témoignages, les mages tout cela c’était un petit peu accessoire et périphérique. Ça, c’est la première raison. La seconde raison, c’est que « Les années algériennes », le reproche qui m’avait été fait à l’époque, s’ouvrait par une séquence, la séquence de ma mère revenant au cimetière juif de Constantine. Cette séquence m’avait valu beaucoup d’accusations, notamment d’être un partisan, entre guillemets, de la « nostalgéria », c’est-à-dire de quelqu’un qui retourne en Algérie pleurer la terre perdue, etc. ceux qui avaient émis cette critique n’avaient absolument rien compris à l’histoire de l’Algérie tout court ! Parce que d’abord les Juifs d’Algérie étaient des indigènes, ils avaient beaucoup, beaucoup d’antériorité sur cette histoire, par rapport aux autres groupes, que secondement les Algériens avaient été eux-mêmes bouleversés par cette séquence, parce qu’à l’époque la télévision commençait à circuler d’une rive à l’autre de la Méditerranée en direct, c’est-à-dire que les Algériens ont vu ce documentaire en direct. Ils avaient été bouleversés parce que ce départ des Juifs d’Algérie en particulier, c’est ce que j’ai expliqué dans un autre livre qui s’appelle « Les trois exils »…

Michelle Perrot : Oui, votre exil.

Benjamin Stora : Très mal vécue par les Algériens eux-mêmes parce qu’ils ne s’y attendaient pas. Cette séparation, cette fracture à l’intérieur du monde indigène, c’est ce que j’ai voulu restituer. Ceux qui avaient émis cette critique dans le fond ils n’avaient jamais pénétré dans l’intimité de cette histoire, cela me paraît évident. Puis enfin, troisième aspect, il y a la jalousie universitaire classique sur laquelle je ne m’attarderais pas !

Michelle Perrot : Oui, oui, il y avait toujours ces divergences que nous avons retrouvées. Vous parliez des sources, je voudrais d’abord dire que cet exil dont vous parlez est au centre de votre deuxième volet autobiographique, « Les Juifs d’Algérie », et que vous avez, avec vos parents et avec votre sœur, Annie Stora-Lamarre, vous avez quitté l’Algérie en 62.

Benjamin Stora : En Juin 62.

Michelle Perrot : En juin 62, donc c’était vraiment une coupure importante. Vous venez à l’instant d’évoquer les différentes sources : écrit, orale ? C’est une question que je voudrais aussi poser à Sylvie. Dans votre travail, comment vous balancez ces différentes catégories de sources ?

Sylvie Thénault : Personnellement, j’ai beaucoup de difficultés avec la source orale, je dois le dire, notamment en relation avec ce que vient de dire Benjamin à l’instant. Je crois que si l’on veut faire une histoire de l’Algérie en allant interroger des acteurs, en Algérie notamment, cela nécessite quand même une relative intimité avec le pays. Autant je suis relativement à l’aise dans le recueil de la parole de témoins Français, parce que j’arrive très vite à cerner les implicites de leurs discours, quels les mensonges, parce qu’ils sont très partagés dans la société française, pourquoi il y a un discours consensuel ou au contraire de rupture, c’est vrai que quand j’essaye de travailler plus, Benjamin disait d’un point de vue indigène, j’ai envie de dire d’un point de vue algérien, je suis plus en difficulté. Par exemple sur la répression pour la guerre, quand j’avais travaillé sur la justice, ce n’était pas très difficile pour moi d’aller interroger des magistrats, sans tomber dans l’empathie pour leur souffrance, même si je comprenais parce que j’avais rencontré beaucoup de magistrats qui étaient des Français d’Algérie qui souffraient d’être partis, etc., mais aller interroger des victimes de la répression, c’était beaucoup plus difficile pour moi à l’époque. Je crois que la source orale, finalement comme la source écrite, nécessite finalement une immersion profonde et une espèce de capital un peu presque affectif pour tout de suite être dans la relation avec le témoin. De fait, moi, quand j’ai commencé ma thèse, c’était en 1992, alors là, c’était la fameuse décennie noire où il n’était pas question d’aller mettre les pieds en Algérie, cela a conditionné ma façon de travailler parce que du coup j’ai pris l’habitude de travailler sur les archives françaises qui sont en France.

Benjamin Stora : Il y a une très grande honnêteté dans ce que viens de dire Sylvie, qui est très, très important, qui me fais penser à une chose c’est qu’elle appartient, vous l’avez dit dans votre introduction, à cette génération, dont elle est une pionnière, qui reprend le flambeau en France, et cela est très important, qui écrit cette histoire, qui entre dans cette histoire en n’ayant pas de proximité intime, je veux dire de vécu personnel avec cette histoire. Et cela, c’est très important parce que quelque part moi j’appartiens peut-être à la dernière génération qui est née en Algérie, qui a vécue, disons, cette histoire, même étant enfant, traumatisé peut-être par cette histoire, alors qu’elle, elle appartient à cette génération sur laquelle il faut fonder, je crois, les plus grandes espérances, les plus grands espoirs, qui écrit vraiment l’histoire sans y être complètement mêlée, impliquée, etc. et cela, c’est très, très important. Cela veut dire que l’on est en train effectivement de passer de la mémoire à l’histoire. Alors que peut-être j’appartiens à une dernière génération qui reste prisonnière de la mémoire, n’ayant pas peut-être franchie le stade de l’histoire. Ça, c’est très important, ce qu’elle vient de dire.

Michelle Perrot : En tout cas, c’est une de vos préoccupations constante que de montrer les liens entre mémoire et histoire. Mais si l’on poursuit un petit peu votre parcours, le présent livre, « Les guerres sans fin, un historien la France et l’Algérie », commence par une scène terrible. C’est 1995 et vous êtes en train de repartir, vous allez au Vietnam à ce moment-là, parce que vous êtes menacé. Et c’est encore la Guerre d’Algérie, les conflits algériens qui sont à l’origine, là. Qu’est-ce qui se passe ?

Benjamin Stora : Ce qui se passe c’est que j’ai reçu des lettres de menace de mort très précises, très graves, qui m’ont obligé à quitter la France parce que c’étaient les recommandations de l’État français et qu’il s’agissait de choses tellement sérieuses que l’on ne pouvait pas les médiatiser, à la différence de ce qui se passe pour certains aujourd’hui qui médiatisent tout de suite dès qu’ils reçoivent un E-mail. Là, en l’occurrence ce n’était pas du tout le cas, c’était très sérieux, en 1995, donc il fallait quitter la France. L’année 1995, c’est l’année des attentats, le métro parisien, l’assassinant de l’imam Sahraoui dans sa mosquée, l’apogée de la guerre civile algérienne, les grands massacres, bref. J’ai été exposé médiatiquement par mes écrits sur l’histoire de la guerre mais aussi sur la guerre qui se déroulait en Algérie même, parce que la particularité de mon travail c’est de n’avoir jamais interrompu mon travail d’historien à 62, j’ai continué. Pour moi, l’Algérie, c’est un pays en continuité. Donc, je continue cette histoire et j’écrivais aussi cette histoire de l’Algérie indépendante. En écrivant l’histoire de cette Algérie indépendante, je tombais bien sûr sur la guerre entre les islamistes et le pouvoir, l’armée algérienne, j’ai eu des prises de position qui m’ont malheureusement values des ennemis, dans tous les camps, donc il valait mieux effectivement quitter la France parce que cela devenait compliquer de ne pas en parler, j’ai choisi de partir vivre au Vietnam, parce que le Vietnam c’état l’Indochine, c’était l’avant Guerre d’Algérie. Je remontais le temps quelque part en allant de la Guerre d’Algérie à la Guerre d’Indochine, cela m’a permis de vivre au Vietnam quelques années, à Hanoï, et d’écrire d’autres ouvrages sur l’histoire de la colonisation. C’est un épisode que je révèle pour la première fois, ceux qui travaille sur cette histoire le savait…

Michelle Perrot : Bien…

Benjamin Stora : Vous avez signalé par exemple ce colloque de 1996, j’étais au Vietnam à cette époque-là et Charles-Robert Ageron, j’étais en contact avec lui, m’informait des préparatifs de ce colloque. Je n’avais pas pu assister physiquement, j’avais envoyé…

Michelle Perrot : Vous y aviez contribué mais vous n’étiez pas là…

Benjamin Stora : J’avais envoyé simplement une communication. C’est effectivement un épisode qui était connu par les chercheurs, par certains chercheurs, mais que je n’avais pas du tout cherché à médiatiser, à faire connaître, à divulguer, etc. parce que c’est la vie malheureusement de ceux qui travaillent sur des objets brûlants de l’histoire. À l’époque, en 1990-95, on n’était pas encore entré dans ce que l’on appellera plus tard une sorte de guerre des mémoires en France, franco-française autour de la Guerre d’Algérie, il s’agissait-là d’un affrontement algéro-algérien. Mais dans les années 2000-2005, des attaques sont venues d’autres côtés, d’un autre angle, des attaques d’ailleurs antisémites pour certaines, mais venant des milieux d’extrême-droite, c’est-à-dire des partisans favorables à l’Algérie-française, qui m’ont, dix ans plus tard en 2005, attaqué sur mes positions, mes écrits, mes livres etc. C’est quelque chose qui a un moment donné devient difficile à vivre, donc c’est bien de passer de la mémoire enfin à l’histoire. Malheureusement, beaucoup de groupes ne veulent pas passer à l’histoire, ils restent dans la guerre de mémoire, prisonniers de cette guerre des mémoires, dans cette répétition de la guerre des mémoires sans même lire les ouvrages, les écrits, les travaux des autres.

Michelle Perrot : À propos de votre dernier livre, ce que je voudrais dire, on vient de le voir, c’est que c’est un livre sur l’Algérie tout à fait contemporaine. Ce que vous appelez la deuxième Guerre d’Algérie, la guerre civile, qui est en fond de tableau de tout cela, c’est tout à fait intéressant parce que vous comparez un peu les deux guerres. Vous continuez de parler de Guerre en parlant de la première, vous dites d’ailleurs que la seconde guerre d’Algérie, la guerre civile, repose sur un déni de mémoire. Vous parlez d’ailleurs, et cela j’aimerais que vous en disiez un mot, des rapports complexes entre une amnistie qui n’a pas existée et l’amnésie et vous dites qu’il y a des points communs entre ces deux guerres, la première et la seconde, et des différences. Pourriez-vous nous préciser un petit peu ?…

Benjamin Stora : C’est un énorme sujet, évidemment.

Michelle Perrot : Énorme sujet !

Benjamin Stora : Un énorme sujet qui nécessiterait… J’avais commencé à aborder ce sujet là précisément en 1991 dans un autre livre qui s’appelait « La gangrène et l’oubli ». J’avais essayé de poser les bases de ce poids de la mémoire et peut-être de la nécessité de l’oubli pour pouvoir vivre à l’intérieur d’une société, essayer de tourner la page, la lire mais essayer de la tourner. J’avais posé toutes ces questions-là en 1991. Le problème c’est qu’il y a eu, depuis 1991, une aggravation en fait de cette guerre des mémoires, une sorte de durcissement dont la loi 23 février 2007 n’est qu’une expression, autour de cet objet, de cet enjeu qu’est la guerre d’Algérie. Pour en revenir à l’Algérie, comme pays, il est évident qu’en Algérie, c’est l’inverse. C’est-à-dire qu’au lendemain de la Guerre d’indépendance algérienne, il n’y a pas eu de réconciliation entre Algériens. Il y a eu une guerre civile algérienne qui était très importante, en a parlé des messalistes tout à l’heure, mais à l’intérieur même du FLN, le massacre des harkis, etc. Au lendemain de cette guerre, après les années 1962, il n’y a pas eu de réconciliation en Algérie, de sorte que c’est le groupe dominant qui a gagné cette guerre qui a gouverné, s’est succédé à lui-même sans jamais essayer de réintégrer des fractions nationales à l’intérieur du récit national. Résultat, dans les années 1990, toutes ces mémoires de revanche se sont réveillées, ont revêtues différentes formes, différents vêtements, qui étaient ceux de l’islamise ou autres. Elles ont voulues prendre leur revanche sur le groupe dominant, celui qui, entre guillemets, avait gagné. On a assisté effectivement à cette sorte de passage entre une culture de guerre, de la guerre d’indépendance portée par un seul groupe, à une sorte de généralisation de cette culture portée par tous les groupes de cette histoire nationale, et cela a explosé dans les années 1990, dans la terrible décennie noire qui a fait cent cinquante mille morts en Algérie.

Michelle Perrot : Cent cinquante mille morts !

Benjamin Stora : Moi, ce qui m’a intéressé c’est précisément de voir en quoi il y avait à la fois des continuités dans cette histoire, j’avais travaillé, comme on le disait tout à l’heure, dans les années 70 sur le nationalisme algérien, c’était le point de départ de mon travail, avec un dictionnaire biographique des nationalistes algériens…

Michelle Perrot : C’est très important, ce dictionnaire biographique…

Benjamin Stora : Qui reste, pour les Algériens, un outil de travail important. Moi, je voulais comprendre et connaître quelles étaient les continuités, générationnelles ou pas, dans cette histoire nationale, parce que pour moi l’histoire algérienne, encore une fois, ne s’arrêtait pas en 62. Elle continuait. C’est une histoire qui se poursuit jusqu’à nos jours, et de voir, dans les années 90, ce qui était semblable et qu’est-ce qui était profondément différent, parce que c’était profondément différent, c’était quand même une autre guerre, d’autres enjeux, notamment parce que les Algériens se battaient entre eux, il n’y avait plus de présence française, de présence coloniale. Il y avait une guerre aussi, entre eux, pour définir ce qu’était la nation algérienne, quelle type de nation dans le fond voulaient les Algériens, une nation citoyenne ? Une nation de croyants ? C’étaient des questions, et cela reste des questions décisives.

Michelle Perrot : Questions qu’ils n’ont pas absolument tranchées aujourd’hui. Autrement dit, l’histoire de l’Algérie contemporaine, c’est cela qui aujourd’hui vous paraît au cœur du travail à faire.

Extrait d’une chanson d’Idir
Tant de pluie tout à coup sur nos fronts
Sur nos champs, nos maisons
Un déluge ici, l’orage en cette saison
Quelle en est la raison ?

Est-ce pour noyer tout nos parjures ?
Ou laver nos blessures ?
Est-ce pour des moissons, des terreaux plus fertiles ?
Est-ce pour les détruire ?

Pourquoi cette pluie, pourquoi ?
Est-ce un message, est-ce un cri du ciel ?
J’ai froid, mon pays, j’ai froid
As-tu perdu les rayons de ton soleil ?

Pourquoi cette pluie, pourquoi ?
Est-ce un bienfait, est-ce pour nous punir ?
J’ai froid, mon pays, j’ai froid
Faut-il le fêter ou bien le maudire ?

Michelle Perrot : Sylvie Thénault, avec Raphaëlle Branche, vous publiez maintenant chez Autrement, « La France en guerre 1954-1962 / Expériences métropolitaines de la guerre d’indépendance algérienne ». On a parlé de votre parcours et de tout ce que, dans votre nouvelle génération, apporté à la Guerre d’Algérie, cet ouvrage collectif est dédié à Pierre Vidal-Naquet, autre figure importante dans toute cette histoire, et aussi au premier degré dans la lutte, en France, contre la Guerre d’Algérie, et sur ce livre il y a une photo de Gina Lollobrigida, superbe.

Sylve Thénault : Superbe !

Michelle Perrot : Qui est une couverture d’un Match de l’époque. Est-ce que vous pouvez nous expliquer un petit peu d’abord la ouverture et pourquoi vous avez choisi cet objet ?

Sylve Thénault : Les deux vont ensemble. Notre interrogation au départ est née au moment de toute cette polémique sur la révélation, soit disant la révélation, parce qu’on le savait depuis la guerre, la pratique de la torture avec le général Aussaresses, en 2000-2001, cette immense polémique qui a fleurie en France, où il nous a semblé qu’il y avait peut-être quelque chose d’un tout petit peu excessif dans un discours, disant que la France, les Français ont été tous traumatisés par cette histoire. Il y a évidemment un très, très grand nombre de Français qui ont été touchés, qui ont vécus la guerre, qui ont été traumatisés et qui constituent bien tous ces groupes dont Benjamin nous a expliqué comment ils pouvaient parfois nous empoisonner la vie aujourd’hui e nous compliquer la tâche, mais il nous semblait que dans une perspective un petit peu plus historique, si on allait regarder ce qu’était la France des années cinquante, c’était encore une France très rurale, une France pas du tout unifiée par les médias, comme aujourd’hui, et du coup notre question c’était : Les Français, pendant la Guerre, qu’est-ce qu’ils en savaient ? Comment ils l’ont vécue ? C’est notamment une interrogation que j’avais eue quand j’avais entamé mes tous premiers travaux sur l’Algérie. J’avais travaillé en fait sur la répression d’octobre 1961, à Paris.

Michelle Perrot : Rappelez peut-être ce que c’était cette répression.

Sylve Thénault : En octobre 1961, le préfet de police de Paris, Maurice Papon, a décidé d’un couvre-feu qui touchait les Algériens, sans les nommer comme tels, les Français Musulmans d’Algérie, comme on disait à l’époque, et le FLN a appelé à braver l’interdit. Il a appelé les Algériens à descendre massivement dans les rues de Paris et de la région parisienne le soir du 17 octobre. Ils ont été victimes d’une répression démesurée. On a des tas de discussion sur le bilan. Mais qu’il soit de 50 morts ou plus c’est de toute façon une répression absolument sans commune mesure avec ce qui est, je dirais, l’ordinaire de la répression des manifestations à Paris. Alors, quand j’avais travaillé sur cet événement, on disait à l’époque qu’il était oublié. Certes, il a été oublié mais quand j’avais regardé la presse de l’époque en fait on en avait beaucoup parlé à l’époque. On en avait beaucoup parlé à l’Assemblée nationale, on en avait parlé au Sénat. Par exemple, Gaston Defferre avait porté une demande de commission d’enquête parlementaire. Du coup, je m’étais dit pourquoi finalement un événement dont on a tant parlé à l’époque a été oublié ? De fil en aiguille l’interrogation a été : finalement, quand on habitait Clermont-Ferrand, Lille, Rennes ou Marseille, qu’est-ce que l’on a su ? Donc, c’était cela notre question. C’est pour cela aussi la couverture, c’est parce qu’on s’est dit, on va essayer de se replonger dans la France de l’époque et voir ce que pouvait être la guerre dans tout ce que les Français vivaient à ce moment-là. Il y avait en même temps que la guerre Gina Lollobrigida qui bouleversait les jeunes hommes et c’est très drôle parce que les gens qui étaient de jeunes hommes à l’époque ont des réactions absolument formidables sur la couverture. Elle les trouble encore Gina Lollobrigida. Il y avait ça et c’était le contraste qu’on voulait montrer et du coup poser cette question  : quand on était en France, en 55, 59, 60, 62, qu’est-ce que c’était cette guerre au milieu du reste ?

Michelle Perrot : Sylvie Thénault, comment vous vous y êtes prise, c’est une enquête énorme, vous ne pouviez prendre naturellement que des exemples, vous avez, je crois, mobilisé un réseau de chercheurs notamment par l’intermédiaire de l’Institut du temps présent.

Sylve Thénault : Exactement !

Michelle Perrot : Vous avez lancé des sondes un petit partout.

Sylve Thénault : Voilà, c’était un peu la difficulté. Le chantier était énorme. On s’est dit que ce n’était pas possible d’exclure les Algériens, même si finalement on trouve moins de choses sur eux dans les archives, parce que les gens ont travaillé sur les archives départementales. Il se trouve qu’à l’époque où moi j’étais affecté à l’Institut du temps présent, Raphaëlle Branche y était associé. Et l’Institut du temps présent dispose d’un outil absolument formidable, qui est le réseau des correspondants départementaux. Et ces chercheurs sont des gens qui sont pour la plupart du temps enseignants d’histoire géographie, ce qui leur donne une qualité très importante, pour une recherche de ce type, c’est que ce sont des gens qui ont une culture générale assez considérable. Je pense que c’est très bien de faire de la recherche de façon pointue mais il y a des moments où il y a des biais quand même, c’est qu’on dispose d’un déficit sur tout le reste. Ces gens-là travaillent dans leur département, qu’ils connaissent très bien. Ils avaient travaillé sur des enquêtes auparavant, donc ils connaissaient par exemple très bien l’histoire de la Seconde Guerre mondiale dans leur département et ils pouvaient nous dire comment cette histoire a joué, rejoué ou pas, pendant la Guerre. Et eux, ont exploité les ressources des archives départementales.

Michelle Perrot : Il y a une série qui est maintenant accessible, la série, comment s’appelle-t-elle ?

Sylve Thénault : W.

Michelle Perrot : W, ce sont les versements des préfets…

Sylve Thénault : Voilà.

Michelle Perrot : Postérieurs à la Deuxième Guerre mondiale…

Sylve Thénault : Exactement !

Michelle Perrot : Cela correspond tout à fait à ce qu’a été, pour ma génération, la série M. la série M, c’était pour tous les versements du XIXème siècle…

Sylve Thénault : D’accord ! Alors, accessible, oui, avec toute une série de difficultés parce qu’évidemment on s’est retrouvés collectivement face à une masse considérable de documentation. Mais ce n’était pas toujours bien classé. Ce n’était pas toujours facile d’accès. On a eu beaucoup de dérogation, et c’était très bien, mais pas toujours. Il y a eu des cas où cela a pu être compliqué, notamment parce que les chercheurs de cette équipe ont beaucoup travaillé sur les archives des renseignements généraux.

Michelle Perrot : La police, par conséquent.

Sylve Thénault : Rapports de police. C’est une des raisons pour lesquelles on a eu un petit peu des difficultés…

Michelle Perrot : À la fois bien et mal renseigné.

Sylve Thénault : Voilà, bien et mal renseigné. On a l’impression de vivre dans un monde sous surveillance quand on va voir ce type d’archives parce que même dans un département où vous aviez quelques dizaines d’Algériens, ils étaient connus, on savait où ils vivaient, etc., c’est assez impressionnant ! En même temps, il ya tous les biais des travers du travail policier. Aujourd’hui, quand on veut consulter des archives comme celles-là, eh bien ce que les archivistes appellent le service versant, c’est-à-dire le service qui a produit les archives et qui les a versées, est consulté. Donc, les RG d’aujourd’hui on leur demande s’ils autorisent, le préfet etc.

Michelle Perrot : Il y a eu quand même des lois qui ont permis un accès plus facile.

Sylve Thénault : C’est la loi de 79 qui s’appliquait à ce moment-là mais, disons, qu’avant de lancer l’enquête nous avions alerté la direction des archives de France qui nous a très gentiment et efficacement soutenus.

Michelle Perrot : Généreusement, disons.

Sylve Thénault : Généreusement, en alertant le réseau des archives des archives départementales sur le lancement de l’enquête. Ce qui déjà permettait aux chercheurs lorsqu’ils se présentaient de ne pas arriver de façon anonyme. L’enquête était cautionnée, donc les archivistes leur ouvraient les bras. Quand je dis cela, certains me disent : attention, même quand on n’a pas de soutien de la direction des archives de France, on est bien reçu aux AD, mais la série W est tellement énorme…

Michelle Perrot : Énorme, très contemporaine !

Sylve Thénault : Ce que disent les chercheurs de cette équipe c’est qu’ils ne pouvaient pas y accéder si l’archiviste ne les y aidait pas parce qu’elle est énorme, il n’y a pas que l’Algérie là-dedans.

Michelle Perrot : Elle est en cours de classement, donc c’est très difficile.

Sylve Thénault : En classement permanent.

Michelle Perrot : Il y a deux grands volets, dans ce livre.

Sylve Thénault : Oui.

Michelle Perrot : Il y a les expériences provinciales, de terrain. On évoquait quelques unes. Puis, les politiques publiques de répression. On retrouve évidemment ce que vous venez de dire à l’instant. Puis le témoignage par exemple d’Henri Alleg, des choses comme ça. On ne peut pas naturellement parler de tout, mais il y a des tas de choses qui m’ont frappée. Par exemple, vous vous interrogez, justement ce que vous disiez au début, sur les réactions du milieu rural. La rumeur du Limousin, qu’est-ce que c’est cette rumeur du Limousin ? C’est intéressant parce que l’on retrouve même des échos à l’heure actuelle.

Sylve Thénault : C’est quelque chose de fantastique. Je trouve cela absolument fantastique. C’est la rumeur, pas que dans le Limousin d’ailleurs parce que la particularité de cette recherche, c’est que maintenant que l’on a publiée, on a ouvert des pistes que d’autres pourront compléter, c’est la rumeur de l’existence d’un maquis de rappelés, qui, comme par hasard prend naissance dans la région de Guingouin, on voit tout de suite le rapport avec la Seconde Guerre mondiale…

Michelle Perrot : Guingouin dont il faut rappeler, pour les jeunes générations, qu’il a été un chef de maquis très indépendant, très important…

Sylve Thénault : Rouge et très contesté…

Michelle Perrot : Oui, rouge et contesté notamment par le Parti communiste, oui. Donc, il y a des tas de choses dans cette région-là.

Sylve Thénault : Voilà. Et cette rumeur serait née, d’après les investigations qu’a conduites la chercheuse qui a travaillé sur cette question, Annie Martin, d’un tract venu des milieux libertaires, qui appelait les jeunes appelés et rappelés à prendre le maquis. En fait en les appelant à prendre le maquis, cela a déclenché une rumeur sur l’existence de maquis que devait rejoindre les jeunes appelés et rappelés, pour ne pas participer à la guerre.

Michelle Perrot : Il y a beaucoup d’exemples que vous donnez, très intéressant. J’en citerais un second, les obsèques des soldats tués, parce qu’il y a eu des morts…

Sylve Thénault : Bien sûr !

Michelle Perrot : Cela n’a rien à voir avec les victimes algériennes mais il y en a eu. Par exemple, dans le Loir-et-Cher, il y a eu 128 tués pendant la Guerre d’Algérie et à chaque fois les obsèques des victimes donnent lieu à une cérémonie officielle, publique, très ritualisée, très contrôlée. Pouvez-vous nous évoquer cela ?

Sylve Thénault : L’organisation de cette cérémonie prend, je dirais, les pouvoirs publics en flagrant délit de mensonge parce qu’en fait on fait la même chose que pour toutes les autres guerres. La cérémonie est conduite par le préfet. Il y a un représentant militaire, il y a le maire. Il y a des discours qui sont prononcés, qui sont très contrôlés, la famille, la communauté, j’allais dire villageoise, cela peut sembler dépassé pour les années 50, non, c’est ce que l’on rencontre. Effectivement, pratiquement 130 cérémonies d’obsèques en quelques années…

Michelle Perrot : Ça marque, c’est important.

Sylve Thénault : Ça marque une région.

Benjamin Stora : Cela marque et le cinéma français en a fait état dans un très beau film « Les roseaux sauvages », d’André Téchiné, en 1974. Le film s’ouvre précisément par cette cérémonie, qui est les obsèques d’un jeune soldat français qui est mort en Algérie. C’est une séquence très forte, très émouvante. On voit que cela a marqué profondément la société française. Je voulais simplement signaler ce film d’André Téchiné, « Les roseaux sauvages », qui est un grand film sur la Guerre d’Algérie.

Michelle Perrot : Oui, tout à fait. Vous en parlez beaucoup, il y avait une inquiétude de la part des autorités, c’était qu’ils redoutaient un petit peu qu’il y ait des discours pacifistes à l’époque où la Guerre d’Algérie était en cours. Mais cela ne s’est qu’assez peu produit, dites-vous.

Sylve Thénault : Ce que dit Daniel Chevalier qui fait cet article, il y a des cas où les familles sont réticentes, souhaitent refuser la cérémonie officielle, mais là on ne peut pas conclure tout de suite qu’il s’agit d’une opposition politique. Il peut s’agir d’une envie de vivre de façon un peu intime ce moment. Parce que ce qu’il faut rappeler c’est qu’il s’agit de ré-inhumations. Ça, c’était aussi une découverte. Le soldat a d’abord été inhumé sur place et ensuite, quelquefois bien plus tard, on rapatrie le corps et là, la cérémonie est organisée.

Michelle Perrot : C’est comme ça, dans presque toutes les guerres.

Benjamin Stora : Exactement.

Michelle Perrot : Pour les soldats américains qui tombent en Irak, cela se passe à peu près de la même façon. Il ya un article, parmi les nombreux articles du travail que j’ai trouvé très intéressant aussi, Jacques-Fernand Cahen. Jacques-Fernand Cahen est un professeur de philosophie et au fond cet inconnu a été à l’origine du Comité Audin. C’est un type extraordinaire. C’est l’article de Gérard Boëldieu.

Sylve Thénault : Ça, c’est une richesse de cette approche locale. Lorsqu’on va au local, on tombe sur des acteurs que l’on identifie et l’histoire s’incarne immédiatement. J’ai envie de dire que des gens que l’on peut considérer comme tout à fait ordinaires deviennent des personnages absolument passionnants. C’est presque rassurant, je dirais, sur le rôle que chacun de nous peut jouer dans l’histoire. Même si cet homme est un militant, localement il joue un rôle extrêmement important.

Michelle Perrot : Ce qui est très intéressant, c’est qu’il ne s’occupe pas du tout au fond de la trace qui laissera.

Sylve Thénault : Absolument.

Michelle Perrot : Il s’engage, fait ce qu’il pense qu’il doit faire sans aucune… C’est très impressionnant.

Sylve Thénault : Au point d’être menacé par l’OAS, à la fin de sa vie.

Michelle Perrot : Au fond, il n’y aurait pas eu ce travail d’historiens, on le perd.

Sylve Thénault : On l’aurait perdu comme on perd des tas d’autres acteurs de l’histoire, quand on écrit une histoire à une échelle nationale. Alors cela, c’est une richesse immense…

Michelle Perrot : Le niveau local, ça, c’est très intéressant.

Sylve Thénault : Avec la difficulté que vous venez de souligner, c’est que finalement localement on fait plein de coups de sonde, on en met quarante ensemble mais parfois on a du mal à tirer une généralité. Ça, c’est une difficulté.

Michelle Perrot : Oui, par exemple si l’on pose la question quel a été le rôle des Résistants de la Deuxième Guerre mondiale dans la résistance à la Guerre d’Algérie ce n’est pas si simple de trouver une réponse globale.

Sylve Thénault : Pas du tout.

Michelle Perrot : La réponse serait qu’ils étaient distants.

Sylve Thénault : Mais la réponse qu’apporte Bertrand Hamelin dans l’article auquel vous faites référence, est d’autant plus pertinente qu’il travaille sur la région de Caen où les Résistants ont une importance particulière. Ce qu’il conclue c’est que finalement les Résistants ne s’engagent pas particulièrement sur la Guerre d’Algérie que cela soit pour l’Algérie française ou contre, parce qu’après tout on pourrait imaginer que des Résistants soutiennent la cause de l’Algérie française mais en revanche il y a pour des générations qui entrent en politique au moment de la Guerre d’Algérie un réinvestissement des valeurs de la Résistance. Pour Bertrand Hamelin, c’est de cette façon là que la résistance rejoue, pendant la période de la Guerre d’indépendance en France…

Michelle Perrot : L’article de Bertrand Hamelin est très intéressant parce qu’il y avait un grand Résistant et historien à Caen, Michel de Boüard, qui a été contre la Guerre d’Algérie, ça il n’y a pas de doute mais qui effectivement par moment se demandait quels étaient les enjeux. Enfin, voilà, dans ce livre on trouvait beaucoup de choses. Il y a une seconde partie sur les politiques publiques de la répression au logement. Par exemple sur le problème des logements des Harkis…

Sylve Thénault : Notamment.

Michelle Perrot : Notamment. Puis, il y a des choses sur l’OAS. Par exemple en Mayenne, l’OAS prend médiocrequement alors que c’est un département très traditionnaliste, on aurait pu s’attendre à ce que l’OAS ait de la vigueur.

Sylve Thénault : Je crois que là on touche à une différence entre la France et l’Algérie. C’est un travail qui appelle, je m’en aperçois maintenant qu’il est publié, qu’il nous revient des échos qui appellent plein d’autres recherches derrières.

Michelle Perrot : C’est là-dessus que je voudrais d’ailleurs vous entraînez tous les deux : à l’heure actuelle, quels sont les chantiers, comme on dit, le jargon du métier, et quels sont que vous souhaiteriez ?

Sylve Thénault : Moi, je souhaiterais, comme je l’ai dit au début en rendant hommage à Charles-Robert Ageron, que l’on se retire un tout petit peu de la Guerre maintenant et que l’on se replonge dans l’histoire de l’Algérie sous colonisation française. Vous allez me dire qu’on n’est pas obligé de commencer en 1830 mais à un moment donné on est obligé de ses donner des bornes parce que de plus en plus cela ne me semble pas très pertinent de s’en tenir qu’à la période de la Guerre sans la replacer dans la longue durée. Alors, c’est peut-être le résultat des débats publics, auxquels Benjamin faisait allusion au début, c’est-à-dire qu’aujourd’hui on est dans des questions de l’héritage colonial français et on a beaucoup de discours qui nous expliquent que tout cela a démarré en Algérie au XIXème siècle. Mais on n’a pas les travaux. Et c’est encore Charles-Robert Ageron et Charles-André Julien, on a aussi Annie Rey Goldzeiguer, sur le Royaume arabe, mais quand même sur cette Algérie au XIXème siècle, qu’on présente aujourd’hui comme étant presque à la source de tous les maux - le traitement des migrants en France, le racisme en France, tout cela c’est l’histoire de la France en Algérie qui a généré d’une certaine façon tout cela – mais on n’a rien. La dépossession de la terre, oui, on a des choses mais par exemple sur les législations répressives, je travaille sur l’internement, il y a des choses qui s’écrivent sur l’internement mais qui sont insuffisantes. Et ça, moi, je plaide pour un retour à une longue durée.

Michelle Perrot : Et vous Benjamin Stora ?

Benjamin Stora : Pour poursuivre un petit peu ce que disais Sylvie à l’instant, le retour à la longue durée, implique le retour en Algérie sur le terrain. On ne peut pas, et moi je reste persuadé de cela, et on ne pourra pas écrire l’histoire de l’Algérie indépendamment d’une sorte de voyage dans l’Algérie, dans ses paysages, dans ses terroirs, dans sa langue, dans sa façon d’être, dans son rapport au monde etc. Il y a un étudiant par exemple en ce moment qui prépare, sous ma direction, une thèse sur les lieux de mémoire de la Guerre d’indépendance algérienne, qui s’appelle Emmanuel El Kharraz (orthographe du nom pas sûr), qui travaille sur ces sites, ces paysages, ces monuments en Algérie d’aujourd’hui, pour essayer d’articuler, de corréler à la fois ce qui relève de cette guerre menée les Algériens, de l’histoire coloniale française, comment ces monuments sont construits, puis naturellement aussi voir comment s’organise tout le principe de la longue durée dans cette histoire intérieure algérienne. La longue durée bien sûr mais on ne pourra pas faire l’économie d’un retour en Algérie y compris par exemple dans l’histoire des pieds-noirs. Dans l’histoire des pieds-noirs qui ont été quelque part et qui sont aussi des Algériens parce qu’ils ont eux aussi contribué à construire cette histoire algérienne, j’allais presque dire cette nation algérienne. On ne pourra pas faire l’économie d’un retour y compris dans les archives qui sont en Algérie. Car il y a des archives en Algérie.

Michelle Perrot : Ouvertes aux chercheurs ?

Benjamin Stora : Qui commencent à s’ouvrir dans la mesure où on les demande parce qu’il y a peu de chercheurs qui se rendent en Algérie pour les demander. Donc, y compris dans l’univers pied-noir qui à mon sens appartient aussi à l’histoire indigène algérienne car ils ont été partie prenante de cette histoire. Il va falloir aussi faire ce retour. Donc, cela veut dire espérer, c’est peut-être un vieux pieux, c’était celui de Charles-Robert Ageron, cette sorte de travail entre historien français et algériens, de séminaires communs, de livres d’histoire communs, de colloques organisés ensemble. Certes les conditions sont très difficiles mais ne pas lâcher ce fil de cette histoire franco-algérienne, parce qu’on ne pourra pas écrire cette histoire à partir simplement de rapports rédigés en France par des secrétariats d’États aux anciens combattants, etc. et qui sont exclusivement franco-français. Ce n’est pas possible. L’histoire de la France et de l’Algérie, c’est une histoire mêlée, c’est une histoire qui s’écrit sans cesse en circulation d’une rive à l’autre, on ne pourra pas échapper à cela. Ce n’est pas des histoires séparées.

Michelle Perrot : Il y a pas mal de publication actuellement, y compris des écrits anciens : Pierre Bourdieu, « Esquisse algérienne », intéressant pour la position d’un grand sociologue qui rencontre l’Algérie dans les années 50, au fond un peu avant la Guerre, ça, c’est très intéressant. Puis on a parlé le livre de Lakhdar Belaïd, « Mon père ce terroriste », que vous avez préfacé. Et je voudrais signaler le beau livre de Leïla Sebbar, un livre de mémoire très personnelle, très subjective, qui s’appelle « Voyage en Algérie autour de ma chambre », c’est paru chez Bleu autour, cela vient de paraître, c’est sous forme d’un Abécédaire, Leïla Sebbar passe en revue ses souvenirs franco-algérien à travers des noms, des objets, des photos. Elle fait une archéologie devenue fiction, tout cela qui habite ma chambre de France colonisée par mes Algérie et un Orient imaginaire. C’est un très beau livre que je vous invite à lire. Je vous remercie. Merci beaucoup pour ce travail, j’imagine que vous deux, vous êtes encore sur le terrain, vous faites des choses en ce moment ? D’un mot…

Sylve Thénault : L’internement au XIXème siècle.

Michelle Perrot : Et vous Benjamin ?

Benjamin Stora : Je vais peut-être travailler sur le général de Gaulle parce que c’est un personnage qui commence à m’intéresser assez sérieusement, c’est en rapporta avec l’actualité française.

Michelle Perrot : Dans le domaine de sa politique algérienne ?

Benjamin Stora : Bien sûr.

Michelle Perrot : Pas une biographie ?

Benjamin Stora : Sa politique, sa prise de décision algérienne, sur la question de l’indépendance, de l’autodétermination. Pourquoi cette décision ? Pourquoi cette position qui était la sienne ? Qui reste encore un sujet de controverse, de polémique, etc. mais je crois qu’il va falloir revenir au général de Gaulle aussi pour comprendre ce qui s’est passé réellement par rapport à la décolonisation.

Michelle Perrot : Est-ce que vous rencontrez dans ces recherches de la sympathie, de l’hostilité, des gens avec lesquels vous pouvez discuter ?

Benjamin Stora : De Gaulle est un personnage qui est très attaqué en ce moment. Il est très attaqué, très contesté par des tas de groupes, des tas de personnages, quelques chercheurs. Je crois qu’il est temps de revenir à ce personnage très compliqué, très ambigu bien sûr, mais qui a été clair dans ces choix et dans ses prises de décisions sur la question de la décolonisation.

Michelle Perrot : Vous voyez qu’il y a beaucoup de choses en cours et à faire. Je vous remercie de vous y atteler comme vous l’avez toujours fait.

« Les lundis de l’histoire » était ce matin consacré aux livres de Benjamin Stora « Les guerres sans fin, un historie, la France et l’Algérie », paru chez Stock et au livre de Sylvie Thénault et Raphaëlle Branche, « La France en guerre 1954-1962 / Expériences métropolitaines de la guerre d’indépendance algérienne », paru chez Autrement.

« Ce lundi de l’histoire » était présenté par Michelle Perrot, équipe de réalisation, Franck Lillin et Marie-Thérèse Ferrand.

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Ouvrages

Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

2018 31 mai Stora Mucem 1