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Entretiens

cache-michael_hanekePrix de la mise en scène au Festival de Cannes de 2005, Caché, est un saisissant thriller psychologique. Mais aussi une œuvre qui nous invite à revisiter notre passé. En particulier la guerre d’Algérie. Le jury du Festival de Cannes 2009 lui attribue la Palme d’Or pour Le Ruban blanc, son premier film en costumes et en noir et blanc qui narre le basculement d'une société villageoise allemande dans l'obscurantisme à l'aube de la première guerre mondiale. Le jury du Festival de Cannes 2012 lui remet une seconde Palme d'or pour Amour, avec Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva.



« Surtout ne réduisez pas « Caché » à une œuvre sur le passé colonial de la France ! » C’est par cette supplique que Michael Haneke ouvrait sa conférence de presse, lors du dernier Festival de Cannes. Il n’empêche, si « Caché » – récompensé par le Prix de la mise en scène  et le Prix du Jury œcuménique — dépasse, et de loin, le film à thèse, si son propos universel excède le cadre hexagonal, la guerre d’Algérie est bien là qui rôde à l’arrière plan avec son cortège de fantômes. D’où notre envie de montrer « Caché » à Benjamin Stora, historien, né à Constantine, professeur d'Histoire du Maghreb à l'INALCO et à Paris 13, mais aussi cinéphile averti, passionné par la place des images dans la mémoire collective (1). Dialogue. A lire de préférence après avoir vu le film, si l’on tient à respecter la deuxième requête de Michael Haneke : « Par pitié, ne dévoilez pas l’histoire aux spectateurs »...

Michael Haneke : A l’origine de « Caché » se trouve tout simplement mon désir d’écrire un rôle pour Daniel Auteuil ! La deuxième raison, tient à une envie, vieille de plusieurs années, de mettre en scène un adulte confronté aux conséquences d’un acte, un acte négatif, commis dans son enfance. Et de voir comment, adulte, il se dépêtre de ce conflit.
Mais le catalyseur fut un documentaire diffusé par Arte  (réalisé par Benjamin Stora, ndlr) sur les manifestations d’octobre 1961. J’ai été choqué par les massacres, mais plus encore par le silence qui, pendant quarante ans, a entouré ces événements. Jamais, je n’aurais pensé possible une telle attitude de la part de la France... Mais je n’ai pas eu la prétention de réaliser un film sur cette guerre, car je ne suis pas un spécialiste ; je n’en connais pas les détails historiques. Tout au plus ai-je lu quelques ouvrages et vu, lors de leur sortie, des films comme « le Petit soldat », de Jean-Luc Godard ».

Benjamin Stora : Il n’y a pas vraiment eu de silence au sujet des massacres du 17 octobre 1961. Des le lendemain, la presse française faisait état des manifestations et de la répression policière. L’occultation s’est installée après 1962. Par ailleurs, la légende veut qu’Hollywood ait multiplié les films sur la guerre du Vietnam, à l’opposé de cinéastes français frileux ou aveugles sur la guerre d’Algérie. En réalité,  on ne compte pas moins d’une trentaine de films sur ce conflit. « Caché » m’a  rappelé « Muriel » d’Alain Resnais, réalisé en 1963, et qui traitait du remord d’un soldat français coupable de viol. Mais il faudrait aussi citer "Adieu Philippine" de Jacques Rozier (1963),"L'Insoumis" d'Alain Cavalier (1964) ou encore "Avoir vingt ans dans les Aurès" de René Vautier (1972). Le problème est que les Français refoulent ce passé. Rien, ni documentaire, ni fiction, ne s’imprime dans la mémoire collective. Nous sommes frappés d’amnésie. Je trouve donc positif qu’un tiers, extérieur à la société française, en l’occurrence Michael Haneke, nous presse de regarder en face notre passé, nous force à affronter ce lourd secret de famille qu’est la guerre d’Algérie.
De plus, à travers le personnage de Daniel Auteuil, « Caché » montre avec pertinence le déni de réalité. Nous sommes face à un homme, journaliste à la télévision, qui, confronté à un événement douloureux de son passé, de sa petite enfance, ne reconnaît rien, se montre agressif et lâche. Ce personnage est à l’image de la France qui se pose en victime. Et évacue toute réflexion sur ses propres actes. On ne veut pas, on ne peut pas entendre la parole de l’Algérie, des Algériens. Elle demeure inaudible. Une scène en particulier m’a marqué dans « Caché », celle, effrayante, du suicide de cet Algérien à qui Auteuil refuse tout dialogue. L’homme tend la main, il presse l’autre de l’aider à comprendre le passé. Mais l’autre se tait, nie en bloc, alors il ne reste que cette solution extrême de la mort.
J’ai perçu cette séquence comme une métaphore du destin de l’Algérie, de son impossibilité quarante ans après la fin de la guerre à sortir de son traumatisme. Dix années de guerre civile, d’affrontements entre les fondamentalistes et le pouvoir se sont soldées par 100 000 morts. C’est une forme de suicide de la société, d’automutilation.

Michael Haneke : J’avoue ne pas avoir songé à cette interprétation en tournant mon film. Mais, je suis touché par sa justesse. Sans doute, suis-je sensible à la dimension du refoulement, car en Autriche nous refusons d’affronter notre passé nazi. A la différence des Allemands, les Autrichiens se posent en victime du nazisme. Et si les hommes politiques ont formulé des excuses publiques, notamment à l’égard d’Israël, le peuple lui refuse de reconnaître ses fautes. C’est toutefois un phénomène universel. J’aurais pu situer mon histoire en Argentine, en Afrique du Sud ou dans l’Ex-Yougoslavie.
L’oubli est, sans doute, nécessaire, car si on se remémorait toutes nos fautes passées, on basculerait dans la folie. Mais, à l’inverse, on ne peut se contenter de mettre sous le tapis nos mauvaises actions, car cela ne produit pas seulement des cauchemars, cela se solde par la répétition des erreurs et des crimes du passé. Dans mon pays, les néo-nazis tirent parti de ce silence, de ce refoulement de la société autrichienne. Mais j’invite aussi le spectateur à s’interroger. Nos sociétés occidentales inégalitaires ont prospéré sur le dos du Tiers monde. Or que faisons-nous ? Nous donnons un peu d’argent à des associations caritatives. Ou bien, comme le personnage d’Auteuil, nous avalons quelques comprimés avant d’aller nous coucher et de nous enfouir sous les couvertures...
Propos recueillis par Frédéric Théobald.

(1) Imaginaires de guerre, Algérie-Vietnam, de Benjamin Stora est paru en poche à La Découverte (2004).

Encadré Haneke
Michael Haneke, cinéaste et metteur en scène de théâtre, est un peu la mauvaise conscience de l’Autriche. Un auteur qui, au fil de la pellicule, ne cesse de mettre en scène des histoires qui soulignent la violence et la dimension infantile de nos sociétés, questionne cette pseudo réalité mise en scène par les médias. « Méfiez vous des images », ne cesse de répéter ce réalisateur qui par ailleurs est passé maître dans l’art de bousculer le spectateur. D’aucuns comparent ces films – à commencer par le très provocateur « Funny Games »— à des douches froides. Michael Haneke ne peut espérer meilleur compliment : une œuvre qui perdure est une œuvre qui dérange.

Encadré critique de Caché.
« Caché » de Michael Haneke avec Daniel Auteuil, Juliette Binoche, Maurice Bénichou,
Cinéaste cérébral, mais passionnant, Michael Haneke donne toute la mesure de son art avec « Caché », thriller pyschologique et concentré tonique de son œuvre. Culpabilité, incommunicabilité, caractère mensonger de l’image... on retrouve là toute la thématique de ses précédents opus, le tout agencé avec brio. L’intrigue – à ne pas dévoiler — joue pour beaucoup sur le mystère et la tension. L’histoire commence comme un inquiétant jeu de piste : Georges (Daniel Auteuil), animateur d’une émission littéraire à la télévision, reçoit des cassettes de vidéos filmées clandestinement à l’extérieur de sa maison. Des dessins d’enfant, ornés de taches de sang, suivent. Qui se cachent derrière ces messages, quels sens leur donner ? Loin de nous servir des réponses carrées et définitives, Micheal Haneke, au fil de longs plans séquences, prend un malin plaisir à distiller le malaise, à brouiller les repères. Au spectateur de se frayer un chemin douloureux parmi ses préjugés et son imaginaire. Autant dire que jusqu’à la dernière image, il s’agit d’ouvrir l’œil. Et le bon.

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Ouvrages

Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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