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Entretiens

Benjamin Stora ©JOEL SAGET AFPBenjamin Stora a remis mercredi 20 janvier 2021 au président Emmanuel Macron le rapport qui lui avait été commandé sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie ». Il explique ici comment il a travaillé.

L’Histoire : L’histoire de la guerre d’Algérie concerne, selon vous, 1 Français sur 10 – soit 7 millions de personnes. Comment en êtes-vous arrivé à ce chiffre ?

Benjamin Stora : Qui, en France, en 1962, a vécu la guerre d’Algérie ? Il y a les appelés du contingent français qui y ont été envoyés (1,5 million depuis 1955). Ensuite, il y a les Européens qui quittent l’Algérie (1 million). Enfin, ce qu’on ne mentionne jamais, des Algériens quittent également leur pays à la fin de la guerre (près de 1 million). En 1962 il y a donc en France 3,5 millions de personnes qui sont nées en Algérie ou qui y ont vécu ; 3,5 millions de personnes qui ont un rapport physique à l’Algérie. Si ces individus ont 1,5 enfant en moyenne, il y a aujourd’hui en France plus de 7 millions de personnes concernées directement par la mémoire de la guerre d’Algérie. Il faut bien sûr ajouter le groupe important des harkis (supplétifs musulmans de l’armée française) et leurs enfants. Sans compter les descendants de plus petits groupes, comme les porteurs de valises ou ceux qui se sont engagés en politique pendant la guerre d’Algérie.

L’Histoire : Le président vous a chargé de « dresser un état des lieux juste et précis du chemin accompli en France sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ». Quel est le chemin déjà accompli ?

Benjamin Stora : Ce rapport dresse un double inventaire du chemin accompli : un inventaire de connaissances et un inventaire de reconnaissances. J’ai d’abord recensé les ouvrages, les productions académiques et individuelles (témoignages, autobiographies). En tout, depuis 1962, 5 000 livres sont parus en France sur la guerre d’Algérie. Cette accumulation de savoirs contribue activement à la construction d’une mémoire.

Du côté français, la mémoire a connu trois cycles : le cycle de l’oubli (1962-1992), le cycle de la sortie de l’oubli (dans les années 1990). Et, depuis vingt ans, nous sommes entrés dans la guerre des mémoires. Les cycles ne sont pas étanches, ils peuvent se chevaucher. Mais chacune des séquences a ses ouvrages marqueurs. Dans le premier cycle, Yves Courrière, grand reporter qui avait couvert la guerre d’Algérie notamment pour Radio Luxembourg (aujourd’hui RTL), mettait au jour le besoin de savoir, la nécessité de lever le voile sur la question. La « sortie de l’oubli » peut être illustrée par l’exposition pionnière de 1992 aux Invalides, « La France en guerre d’Algérie », dirigée par Jean-Pierre Rioux, Laurent Gervereau et moi-même. Il faut mentionner bien sûr les travaux, parus en 2001, de Raphaëlle Branche sur la torture [1] et de Sylvie Thénault sur l’instrumentalisation de la justice [2]. Mais, en cette même année 2001, la tenue du colloque « Apprendre et enseigner la guerre d’Algérie et le Maghreb contemporain » [3] préfigurait le passage dans le troisième cycle de mémoire.

L’Histoire : Ensuite, les reconnaissances ?

Benjamin Stora : Elles sont liées aux initiatives des chefs d’État successifs. Sous François Mitterrand, il n’y a pas d’avancée [4] – peut-être même une forme de recul lorsque le président réhabilite les généraux putschistes en 1982. Tout commence lorsque la France reconnaît le massacre de Sétif du 8 mai 1945 sous la présidence de Jacques Chirac, en 2005, par la voix de l’ambassadeur de France en Algérie, Hubert Colin de Verdière. En 2007, Nicolas Sarkozy dénonce la colonisation dans son discours à Constantine. François Hollande déclare à Alger, en 2012, reconnaître les « souffrances que la colonisation française », un « système profondément injuste et brutal », a infligées au peuple algérien. Enfin, Emmanuel Macron remet en 2018 à Josette Audin, veuve de Maurice Audin, mathématicien membre du Parti communiste algérien porté disparu en 1957 (pour lequel s’était déclenchée en métropole une forte mobilisation), une déclaration reconnaissant que son époux est « mort sous la torture du fait du système institué alors en Algérie par la France ».

Mais tout cela n’empêche pas aujourd’hui le sentiment qu’une amnésie persiste sur la guerre d’Algérie.

L’Histoire : Sortir de cette impression d’amnésie, c’est aussi l’un des objectifs du rapport que vous avez remis à Emmanuel Macron.

Benjamin Stora : En effet. Et c’est ce qui a causé quelques malentendus. L’objectif n’était pas de refaire le récit des exactions commises par la France en Algérie : les massacres de la colonisation, celui de Sétif, de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris, la torture. De grands historiens français et algériens ont déjà documenté remarquablement cela. Charles-André Julien [5] fut sans doute le premier, mais il faut citer aussi Charles-Robert Ageron [6], Mostefa Lacheraf [7], ou François Maspero [8] et bien d’autres encore. Mon rapport n’a pas pour objectif de refaire cette histoire, ni celle des occasions manquées. Ce rapport est positif. J’ai cherché à faire l’état des lieux des divergences les plus criantes dans les mémoires fractionnées des deux côtés de la Méditerranée.

L’Histoire : Pourquoi excluez-vous les excuses et la repentance ?

Benjamin Stora : Parce que ce sont des notions piégées par la politique et inefficaces pour reconnaître la réalité du système colonial. Les passions ne sont pas éteintes. Beaucoup veulent rejouer la guerre. Certains refusent de voir ce qui permettrait d’avancer, d’autres n’y voient que des freins. Trop souvent encore la colonisation est présentée comme une histoire « bloc à bloc ». Deux groupes s’affrontent pendant cent trente-deux ans, de manière continue, un récit de massacres et de résistances. « Bloc à bloc » : sans interstice, sans mode de contact, sans métissage et sans nuances. Cela ne correspond pas à la réalité de l’histoire.

La séquence de l’arrivée française, entre 1830 et 1860 (conquête, massacres, dépossession des populations, installation des colonies de peuplement), n’est pas semblable à ce qu’il se passe après 1880, durant les années d’installation de la république. Même s’il est important de regarder en face ce que fut la politique menée par la république coloniale : la construction d’écoles (très peu pour les enfants de colonisés) côtoie de véritables entreprises de destruction culturelle. Mais ce n’est pas la même séquence. De même, l’apparition du nationalisme algérien dans les années 1930 ne peut pas être comparée à la séquence de 1830 ! D’Abd el-Kader à Messali Hadj, fondateur du Mouvement national algérien (MNA), on passe de la résistance d’un patriotisme rural à une résistance politique organisée largement d’ailleurs à partir de l’immigration ouvrière en France.

Dans ce rapport, j’ai cherché un symbole de ce qui pourrait ne pas être une histoire « bloc à bloc ». Ce symbole peut être Ali Boumendjel. Nationaliste algérien, pour l’indépendance, et proche de René Capitant, lui-même proche du général de Gaulle. C’était un homme de passerelle, un homme de synthèse. Je demande que son assassinat par l’armée française en 1957 soit reconnu.

L’Histoire : Comment articule-t-on le travail d’historien et la réponse à ce genre de consultation officielle ?

Benjamin Stora : En ne lâchant rien sur les conclusions ou les convictions auxquelles le travail d’historien vous mène. Le président de la République me demande un rapport sur les mémoires croisées de la guerre et de la colonisation. De fait, c’est le sujet de mes travaux de recherche, depuis La Gangrène et l’oubli (La Découverte, 1991) jusqu’aux Mémoires dangereuses (avec Alexis Jenni, Albin Michel, 2016). Porter quarante ans de recherches au grand public, c’est une façon de faire élargir le cercle des connaissances. Mais c’est aussi l’occasion de faire avancer des idées. Je recommande par exemple la publication d’un guide des disparus (algériens et européens) de la guerre d’indépendance algérienne, l’érection de « lieux de mémoire » sur quatre camps d’internement d’Algériens en France, la poursuite de l’enquête sur l’usage de mines antipersonnel par la France durant la guerre d’indépendance, l’accès par les chercheurs des deux pays aux archives françaises et algériennes…

L’Histoire : Vous demandez aussi que soient éclaircis les faits quant aux essais nucléaires de la France sur le sol algérien, y compris après la guerre. « Éclaircir les faits », concrètement, ça consiste en quoi ?

Benjamin Stora : Je demande à ce que soient identifiés les lieux, qu’on enquête sur les personnes qui ont été impactées par les essais et qu’enfin des équipes françaises soient envoyées pour décontaminer.

L’Histoire : Parmi les populations déchirées par le conflit, il y a les harkis. Le Comité national de liaison des harkis (CNLH) vous reproche de ne pas l’avoir consulté. Que lui répondez-vous ?

Benjamin Stora : Les harkis ne sont bien sûr pas absents de mon rapport. Quand je demande que les harkis puissent circuler librement entre les deux rives de la Méditerranée, c’est loin d’être banal, c’est une de leurs demandes depuis soixante ans. J’ai identifié un blocage, qui pourrait être résolu par le biais d’une commission mixte d’historiens français et algériens. Cela m’a valu des critiques tous azimuts. Mais les gens qui me soutiennent disent au contraire qu’être critiqué tous azimuts est parfois le signe qu’on marche dans le bon sens.

L’Histoire : Pensez-vous qu’aujourd’hui la guerre d’Algérie soit enseignée correctement ?

Benjamin Stora : C’est évidemment primordial, car il n’est pas de réconciliation mémorielle possible si elle ne s’appuie pas sur l’histoire. Avant 1983 on n’entendait pas parler de la colonisation dans les lycées. Les professeurs qui, à l’époque, ont forcé le blocus de la mémoire et ont enseigné cette histoire sont des cas isolés. Cet important retard est rattrapé depuis les années 2000. La guerre d’Algérie est présente dans les programmes d’histoire des écoles primaires depuis 2002. A partir de 2012 le programme de terminale comporte un chapitre (facultatif) sur « l’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie ». Malgré les résistances du côté des professeurs, la question est inscrite dans le nouveau programme de 2020, cette fois sans alternative. On va dans le bon sens. Aujourd’hui, on ne traite plus de la guerre sans parler de la colonisation. Un grand pas, cependant, dans la réconciliation des mémoires sera franchi le jour où l’on pourra enseigner cette question de la même façon de part et d’autre de la Méditerranée.

L’Histoire : Pourquoi ce sujet est-il si sensible pour les enseignants ?

Benjamin Stora : Les enseignants ne sont pas (ou peu) formés à l’histoire du Maghreb contemporain. Ils ne connaissent pas, ou mal, l’histoire de la colonisation vue par les indigènes, « l’histoire de l’autre côté ». Ils sont assaillis de demandes de jeunes issus des immigrations postcoloniales qui, eux, réclament l’histoire de leurs parents et de leurs grands-parents. La faiblesse de formation laisse place à des récits fantasmés et reconstruits sur la colonisation, des récits identitaires, politiques. La formation des enseignants est le vrai défi d’aujourd’hui. Il faut élargir l’histoire de France à celle des autres.

(Propos recueillis par Nina Tapie.)

Biographie

Né en Algérie, Benjamin Stora a enseigné l’histoire du Maghreb contemporain (XIXe et XXe siècles), les guerres de décolonisation, l’histoire de l’immigration maghrébine en Europe, à l’université Paris-XIII et à l’Inalco (Langues orientales, Paris). Il a publié récemment Une mémoire algérienne (Robert Laffont, 2020). Son rapport paraîtra prochainement aux éditions Albin Michel, sous le titre Les Passions douloureuses.

Notes

1. R. Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Gallimard, 2001.

2. S. Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, La Découverte, 2001.

3. Sous la direction de Dominique Borne, Jean-Louis Nembrini et Jean-Pierre Rioux, actes de l’université d’été organisée du 29 au 31 octobre 2001 à l’Institut du monde arabe.

4. Cf. B. Stora, F. Malye, François Mitterrand et la guerre d’Algérie, Calmann-Lévy, 2010.

5. C.-A. Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine. T. I, La Conquête et les débuts de la colonisation, 1827-1871, PUF, 1964.

6. C.-R. Ageron, France coloniale ou parti colonial ? PUF, 1978.

7. M. Lacheraf, L’Algérie, nation et société, F. Maspero, 1965.

8. F. Maspero, L’Honneur de Saint-Arnaud, Plon, 1993.

A lire :

« Les disparus de la guerre d'Algérie »
Sylvie Thénault, L’Histoire n°466, décembre 2019.

« Le Comité Audin : les intellectuels contre la torture en Algérie »
François-René Julliard, L’Histoire n°454, décembre 2018.

« Questions sur une guerre d'indépendance »
Raphaëlle Branche, Les Collections de l’histoire n° 55, avril - juin 2012.

Image : © JOEL SAGET/AFP

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Ouvrages

Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

2018 31 mai Stora Mucem 1