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Entretiens

Mohamed El Korso, l’un des initiateurs de la fronde des historiens algériens contre les « entraves » dans l’accès aux archives, dénonce une pratique « administrative de nature coercitive ».

Propos recueillis par Frédéric Bobin,

Neuf historiens algériens ont publié le 25 mars une lettre ouverte au président Abdelmadjid Tebboune lui demandant de mettre fin aux « entraves bureaucratiques » dans l’accès aux archives nationales. L’un des initiateurs de ce mouvement de fronde sans précédent, l’historien Mohamed El-Korso, affirme dans un entretien au Monde Afrique que les signataires ne demandent que le « respect du droit constitutionnel » au « libre accès aux archives communicables ». Il critique la gestion « politique » de l’administration des archives algériennes par son directeur, Abdelmadjid Chikhi, par ailleurs « conseiller mémoire » du président Tebboune.

Pourquoi avoir pris l’initiative de cosigner cette Lettre ouverte au président de la République sur l’ouverture des archives algériennes ?

Historiens, enseignants, chercheurs, archivistes, étudiants en histoire n’ont pas cessé de dénoncer, pour certains depuis une quinzaine d’années, la gestion bureaucratique des archives. Cette dernière empêchait les lecteurs, particulièrement les universitaires, d’accéder aux documents, ainsi que le stipule la loi du 26 janvier 1988 sur la « communicabilité » des fonds au bout de vingt-cinq ans, hors exceptions pour les documents judiciaires (50 ans), relevant de la défense nationale (60 ans) ou de la vie privée (100 ans).

Des collègues des départements d’histoire des différentes universités partageaient nos préoccupations mais sans pouvoir se concerter sur une démarche commune. Ils ont finalement pris leur responsabilité en adressant une lettre ouverte par voie de presse au président de la République, M. Tebboune. Cette lettre a reçu l’adhésion d’une centaine de collègues des différentes universités, même si elle n’a été cosignée que par neuf personnes pour des raisons pratiques.

Pourquoi se manifester maintenant ?

Le déclic a été le rapport Stora. Le silence incompréhensible et problématique dans lequel s’est muré le conseiller présidentiel chargé des archives et de la mémoire nationale, par ailleurs directeur général des archives à l’échelle nationale [Abdelmadjid Chikhi], a été très mal vécu par l’ensemble de la communauté universitaire. Il devenait donc impératif de nous adresser au président de la République pour lui demander de mettre fin à une situation qui n’a que trop duré.

Nous demandons purement et simplement le respect d’un droit constitutionnel, celui du libre accès aux archives communicables. Nous voulons que les portes de la recherche archivistique, dans notre pays, s’ouvrent aux lecteurs, quels qu’ils soient. Nous ne voulons plus dépendre des recherches menées par nos collègues français avec qui nous entretenons par ailleurs d’excellentes relations. C’est un impératif.

Avant même la décision [du 9 mars] du président Macron [sur la facilitation de l’accès aux archives], ces derniers ont puisé abondamment dans les fonds mis à leur disposition – malgré les restrictions, là aussi administratives – et produit des centaines d’ouvrages de référence sur la révolution algérienne. Ils seront plus prolifiques encore avec l’ouverture des nouveaux fonds « secret défense » qui s’étalent jusqu’en 1970.

Comment qualifiez-vous les conditions de la recherche historique en Algérie ?

Les fonds entreposés dans les wilayas [préfectures] sont d’une grande richesse. Le fait de les avoir retirés de la communication pour des raisons inexpliquées a lourdement pénalisé les universitaires algériens qui se rabattent dès lors sur les travaux publiés en France. Les difficultés auxquelles nous faisons face sont d’abord et surtout bureaucratiques. C’est le fait du « chef » qui fait de sa mission une mission politique, outrepassant par là même les limites qu’impose la loi.

Cette gestion personnelle et arbitraire du directeur des archives est d’autant plus incompréhensible que la censure politique dans le domaine historique perd par ailleurs chaque jour du terrain. Des thèmes qui étaient, dans un passé récent, tabous, ne le sont plus, ou le sont moins. Ils relèvent du domaine public. L’ouverture des archives au public, en application de la loi, contribuera à réconcilier les Algériens avec leur histoire, avec eux-mêmes.

Pourquoi avoir peur des archives, surtout celles de la révolution ? Notre histoire est identique à celle des autres peuples et nations. Avec ses heures de gloire et d’opprobre, d’éclat et de repli, ses hauts et ses bas. La sérénité mémorielle qui nous fait défaut actuellement passe par l’exploitation scientifique des archives et non pas par des mesures administratives de nature coercitive qui couvrent notre histoire d’un voile suspect.

De quoi se plaignent le plus les chercheurs ?

Le principal grief des chercheurs, est le non-respect de la réglementation archivistique en matière de communication et le droit de reproduction sous toutes ses formes des pièces d’archives en adéquation avec la recherche menée. Nous aspirons à domicilier la recherche historique en Algérie et non pas à l’étranger.

Les fonds domiciliés en France, à Aix-en-Provence et à Vincennes principalement, doivent être un appoint en attendant que notre pays obtienne la restitution des archives transférées illégalement la veille de la restauration de l’indépendance de notre pays. Mettons d’abord tous les fonds d’archives qui doivent l’être à la disposition des lecteurs et le reste suivra.

Comment jugez-vous la réception du rapport Stora en Algérie ?

Ce rapport répond à une commande politique émanant de l’Elysée pour une mission tout aussi politique. Quand le président Macron dit s’inscrire « dans une volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et algériens », nous ne pouvons que nous y inscrire. L’intention, il faut le reconnaître, est louable. Dire que la colonisation et la « guerre d’Algérie » ont « longtemps entravé la construction entre nos deux pays, d’un destin commun en Méditerranée », il n’y a rien de plus juste.

Lire l’entretien : Benjamin Stora : « Les Algériens sont en attente d’une vérité sur leur propre histoire »

Mais affirmer : « Celles et ceux qui détiennent entre leurs mains l’avenir de l’Algérie et de la France n’ont aucune responsabilité dans les affrontements et ne peuvent en porter le poids », c’est du déjà entendu. M. Sarkozy avait dit la même chose à sa manière, avec l’arrogance qui était la sienne.

  1. Macron et ses prédécesseurs s’inscrivent, chacun à sa façon, dans le sillage du général de Gaulle. Mais dès qu’il est question de reconnaître la pleine et entière responsabilité du colonialisme et de condamner dignement, fermement, les crimes commis au nom de la République, de la France et des Français, ils se défaussent.

Macron, qui a eu le courage d’initier le rapport Stora, qui œuvre pour le rapprochement des deux peuples algériens et français, a le devoir de franchir le Rubicon en reconnaissant la responsabilité de la France pour tous les crimes commis en Algérie entre 1830 et 1962 et ne pas se contenter de procéder par petites touches, par sélection.

Larbi Ben M’Hidi, Ben Boulaid, Lotfi et les autres – dont le nombre reste à établir –, sans compter les disparus, les enfumés, les gazés, sont tous morts pour une seule et même cause. Les stigmates laissés par les accords d’Evian et l’exode massif des « pieds-noirs », sont aujourd’hui recyclés par les héritiers politiques de « l’Algérie française » avec ses ultras, son OAS [Organisation de l’armée secrète], ses paras, ses Massu, Bigeard, Aussaresses, ses Le Pen. Ces voix, qui ont mis à mal la République, continuent à se faire entendre en France. Elles sont les principales entraves à un rapprochement entre l’Algérie et la France.

Quel type de coopération bilatérale préconisez-vous en matière d’archives ? La restitution des archives dites de « souveraineté » rapatriées en France après 1962 ? Ou plutôt leur partage numérique ?

L’Algérie devra faire prévaloir son droit historique centré sur la « territorialité » des archives, qui veut que les archives appartiennent au territoire qui les a produites. La partie ne sera pas facile. Loin de là. C’est pourquoi l’Algérie devra aligner face aux Français des experts chevronnés, convaincus de la juste revendication de leur pays. Le numérique reste une solution qui départagerait les deux pays à condition que la France, qui détient illégalement les archives transférées, accepte de se dessaisir des originaux au profit de l’Algérie, à qui elles reviennent de droit.

Frédéric Bobin

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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