Nous revenons dans cet entretien sur la singularité du rapport de l’historien Benjamin Stora aux archives. Né en Algérie en 1950, spécialiste de l’histoire de la guerre d’Algérie, de l’immigration maghrébine en France et des questions mémorielles liées à la colonisation française en contexte maghrébin, l’originalité de la démarche archivistique de l’historien s’exprime notamment à travers le rôle de son engagement politique dans son rapport aux archives au long cours. A travers cinquante ans de pratique et de réflexion sur la multiformité des archives, sur le(s) territoire(s) des archives (archives écrites/orales, archives dissidentes/archives militantes, archives visuelles, archives étatiques, archives autobiographiques et archive-fiction) et sur la dialectique de l’archive, c’est autant l’historien qui cherche et trouve l’archive que l’archive qui trouve l’historien, a fortiori après la publication de La Gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie (1991) qui lance la trajectoire médiatique de l’historien.
MPU: La notion d’archives du Maghreb fait-elle sens pour vous ? Peut-on parler d’un concept d’archives maghrébines ?
BS: Les archives maghrébines existent mais il faut les périodiser. Il y a les archives anté-coloniales, en continuité pour le Maroc ; pour l’Algérie, avant la colonisation française, il faut aller vers les archives ottomanes mais il y a un problème de connaissance de la langue turque. Pour le Maroc, il y a les archives du Makhzen. Le Maroc n'a jamais été occupé par les Ottomans et les archives sont bien classées, bien organisées. Il y a là beaucoup d'archives car le Maroc n’a pas subi les coupures dues à la présence française. Après les Ottomans, c’est compliqué parce qu’il y a la perte de la langue arabe et les archives qui vont dominer à la fin du 19e siècle en Algérie sont en langue française. C’est le regard des Orientalistes, des architectes et des militaires, qui peut être pris en compte. Il y a une littérature militaire et une littérature orientaliste intéressante (Isabelle Eberhardt) qui nous donnent les clés de découverte d'un paysage qu’on ne connaissait pas. Ce sont des sources incontestables mais du point de vue des gens eux-mêmes, des « indigènes », il y a très peu de choses parce qu’on a affaire au processus d'éradication de la culture qui est reléguée dans la sphère exclusivement religieuse, l’islam. On trouve ainsi davantage d’éléments sur les indigènes musulmans dans les archives des Oulémas. La masse d’archives possibles se trouve donc essentiellement en France pour l’examen de la période coloniale.
Il y a encore en Algérie des archives, notamment de la presse européenne, « pied-noire ». En 2019, invité à Oran, le directeur du journal Le Quotidien d’Oran m'a fait visiter les archives de L'Echo d'Oran. Il y avait là toutes les archives de L'Echo d'Oran, très impressionnantes du temps de Pierre Lafont. Si un chercheur aujourd'hui voudrait reconstituer l'univers des pieds noirs à Oran, il faut qu’il.elle aille à Oran. Il y a la collection complète du journal, des photos, des renseignements sur les compétitions sportives, ou…les parties de pétanque. Quand on va à Constantine et à Oran, il y a la surprise de découvrir tout ce que les Français ont laissé comme archives. Mais ces archives, quelquefois abandonnées ou mal classées, sont peu accessibles, où, pourtant, le chercheur peut découvrir des éléments intéressants, comme la proximité de vie entre les différentes communautés, malgré les séparations induites par la domination coloniale.
MPU: Vous dédiez votre dernier ouvrage en date, L'histoire dessinée des juifs d'Algérie de l'Antiquité à nos jours[1], co-signé avec Nicolas Le Scanff, à Jacques Lazarus et à Jacques Derrida qui, comme vous, est Français juif d’Algérie. Or, Derrida a prononcé en 1996 une fameuse conférence qui a donné lieu à un ouvrage non moins fameux, Mal d'archives une impression freudienne, qui reste une référence sur les archives. Dans ce texte Derrida écrit que le sens de l'archive vient du grec archeion qui signifie une maison, un domicile, une adresse, la demeure des magistrats donc l’archive désigne un lieu, le lieu d'archivage. Derrida écrit aussi que l’archive, c'est aussi une impression, une écriture, ce n’est donc pas seulement le lieu de stockage mais c'est aussi le contenu qui est stocké, archivé. Le lieu détermine aussi la structure archivante.
Souscrivez-vous à cette correspondance subtile entre lieu d'archivage et archive, le fait que le lieu va déterminer l'archive ? Qu'est-ce qui fait archive pour vous ?
Archives exilées
BS: Quand j'ai commencé à travailler au début des années 1970 sur l’Algérie j'étais confronté à un problème d'archives se trouvant en rapport avec une perte de lieu : celle de la perte du récit sur l’Algérie liée à la perte de l'Algérie française. Une perte d'histoire était liée à une perte de lieu. La construction, la fabrication d'un potentiel archivistique n'existait pas, d’abord sur le plan académique puisque la plupart des historiens français avaient déserté le champ académique après 1962. Il n’y avait presque plus personne qui écrivait sur l’Algérie dans les années 1970 : Pierre Bourdieu, Pierre Nora, Jacques Derrida ou Jean Daniel n’écrivaient plus sur l’Algérie. Quand j’ai commencé à travailler sur l’histoire algérienne en 1974, il y avait quelques universitaires, comme Charles-Robert Ageron, René Gallissot ou Gilbert Meynier. L'Algérie et son histoire intéressaient peu de chercheurs en 1974. Il y avait là un problème d'absence, de trou de production de savoir académique et par contre, existait une inflation d'autobiographies, de souvenirs personnels, de livres de mémoire.
Le problème de l’archive, c’est aussi la perte d’ouvrages, de livres se référant à cette histoire. Il faut prendre en compte cette absence, cette perte-là. Avec la perte du lieu, car écrire sur l’histoire d’un pays qui a disparu, ce n’est pas simple. Dans mon esprit, un autre pays avait surgi, l'Algérie algérienne, alors que j’avais connu l’Algérie française. Il fallait par conséquent combler deux absences, l’absence de savoir académique, et l’absence du territoire réel puisque les archives étaient placées en situation d’exil, de déplacement géographique. Les archives avaient été déplacées, hors du savoir académique et hors du lieu réel de production, hors de l’Algérie. Il fallait aller chercher des archives qui elles-mêmes étaient en situation d’exil. Elles étaient à Aix-en-Provence. Les archives elles-mêmes étaient exilées. Elles étaient ailleurs. C’est une histoire peu commune, il n’y a pas d’équivalent dans l’histoire d’un pays ancien qui disparaît, y compris avec ses archives. Dans la décolonisation, les chercheurs ou les citoyens gardent les archives et on passe d’un statut juridique à un autre statut juridique. Là, non : un pays va disparaître avec ses archives, déplacées et en exil. L’historien va se lancer à la recherche des archives exilées. C’est une première grande difficulté. Précisons d’ailleurs qu’à ce moment des années 1970, les Algériens commencent de leur côté à poser la question de la restitution des archives exilées.
Contre-archives / archives militantes
Un second aspect me paraissait évident compte tenu de mes engagements à l'époque, puisqu'il y a toujours un vécu historique derrière le travail d’historien. J'étais un militant politique et la grande question qui m'intéressait à cette époque, dans les années 1974-75, c'était celle de la révolution à accomplir[2]… A partir de là, il n'était pas question dans un premier temps, de me référer de manière exclusive à la parole étatique, forcément étrangère à la nécessité du bouleversement de l’ordre établi. Je me situais dans la contre-histoire, celle d’une histoire non officielle, non fabriquée par les États. C'était la grande tendance de l'époque. Je me souviens du séminaire à Paris 7 Jussieu que dirigeait Jean Chesneaux avec pour titre, « Forum-histoire ». Il était consacré à la contre-histoire, celle de l'histoire des paysans par les paysans eux-mêmes, ou celle des femmes par les femmes. Aujourd'hui, en 2022, j'ai l'impression de retrouver ce questionnement des universités parisiennes de Jussieu ou de Vincennes, dans les universités actuelles ! Où seules les femmes peuvent écrire l'histoire des femmes, seuls les noirs peuvent écrire l'histoire des noirs. En 1975 je me suis confronté à ce problème : comment écrire l'histoire de la révolution algérienne puisque c'était cela qui m'intéressait, alors que je n’avais pas la nationalité algérienne ? Mais dans mon esprit, progressivement, est venu le fait que j’étais aussi…. un natif d’Algérie. Ce qui me donnait une légitimité par rapport à d’autres chercheurs qui ne connaissaient ce pays que par la lecture d’ouvrages, ou la connaissance de la trajectoire d’un pays nouveau, après l’indépendance. N'étant pas un Algérien mais né en Algérie : voilà le surgissement d’une histoire compliquée, celle du natif d'origine qui me permettait, en fait, d'avoir une parole acceptée.
Une fois passé ce présupposé idéologique de l'époque, qui avait disparu après mais qui est revenu dans les années 2000, subsistait un problème d'écriture de contre-histoire à partir de contre-archives. Je ne pouvais pas spontanément me fier aux archives étatiques compte tenu de mes présupposés idéologiques. La préoccupation principale était de faire parler les acteurs eux-mêmes dans une période où il fallait faire parler « l'indigène » lui-même et non pas passer par le filtre de la parole étatique, de l'écrit étatique. Il existait plusieurs façons de contourner cette difficulté, d’abord par le regard sur les archives militantes.
J’avais accès aux archives militantes produites par les nationalistes révolutionnaires puisque j'appartenais à un courant politique qui avait cheminé avec les nationalistes algériens pendant un demi-siècle. C’était les archives du Parti du Peuple Algérien (PPA) et elles de l’Etoile Nord-Africaine. Deux organisations créées dans l ‘entre-deux-guerres et qui s’étaient battus pour l’indépendance de l’Algérie.
Concrètement les archives se trouvaient dans un centre, le Centre d'études et de recherches sur les mouvements révolutionnaires (CERMTRI) qui existait au 88 rue Saint-Denis à Paris[3]. Là j’étais seul, et il y avait de nombreuses archives du mouvement nationaliste algérien, des tracts, des journaux dans un désordre pas possible ! C’était Jean-Pierre Rioux mon directeur de maîtrise qui était satisfait d’avoir accès par mon intermédiaire à ce trésor archivistique. Archives d'autant plus importantes et « authentiques » parce que ces militants étaient des vaincus de l’histoire. Les messalistes, à la différence de leurs rivaux du FLN, n’avaient pas pris le pouvoir en Algérie en 1962. Les messalistes étaient les héritiers du mouvement national. Leur chef avait été écarté du pouvoir, ils ne voulaient pas livrer leurs archives à l'Etat algérien. Ils les avaient reversées à des mouvements politiques révolutionnaires et ne voulaient pas les transférer en Algérie. Pendant de nombreuses années, des militants nationalistes algériens ont refusé le transfert de leurs archives en Algérie. Ils avaient peur d’une confiscation de ces documents par l’Etat algérien.
MPU: Aujourd'hui, en 2022, les archives de Messali Hadj sont-elles toujours en France ?
BS: Oui, elles sont en France et parmi ces archives extraordinaires qui datent des années 1920 jusqu'aux années 1960, donc 40 années d'archives, on trouve des journaux nationalistes, les bulletins intérieurs, les résolutions de congrès, les procès-verbaux de discussion, etc.
A côté de ces archives militantes, j’ai eu une archive extraordinaire qui me donnait accès à une parole directe « de l’indigène » entre guillemets : les mémoires de Messali Hadj. La fille de Messali m'avait été présentée par mon responsable de l'époque, Pierre Lambert[4]. Elle m'a fait confiance et elle m'a transmis les mémoires rédigées par son père qui venait de mourir. C’était une grande source d’archives dans le registre des contre-archives. J’ai ainsi commencé à travailler sur d'autres archives que les archives de l'Etat.
Pour contourner les archives d’Etat, j’ai eu recours, à l’époque, aux archives orales. J’étais en contact avec des militants très tôt, puisque j’étais moi-même militant. Beaucoup de vieux militants n’ont pas hésité à me parler. Ils voulaient sortir de l’obscurité, de la clandestinité voulue par le pouvoir colonial ou celle subie par leur mise à l’écart voulue par le FLN de l’époque. Dans cette situation, j'ai rencontré de nombreux acteurs qui m'ont permis de construire mon dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens qui est paru en 1985[5] que j'ai rédigé seul, pendant cinq ans. Après ma thèse sur Messali soutenue en 1978, ensuite ce fut mon dictionnaire de 600 biographies algériennes.
Ces deux sources d'archives m'ont servi d'impulsion me permettant de contourner les archives d'Etat et en même temps de contourner l'obstacle des archives exilées. J'allais chercher les témoins, les vieux militants d’exil. Ils avaient 60 ans. J'ai recueilli leurs paroles et j’ai fabriqué mon dictionnaire, ma thèse..
J’avais comme Professeur Charles-Robert Ageron. Il me disait « vous avez des archives extraordinaires » mais « il faut aller à Aix-en-Provence, voir les archives d’Outre-mer ». C'était entre 1976 et 1979. Je suis allé plusieurs fois à Aix-en-Provence. J'avais par les archives d’Aix la confirmation, ou l’infirmation, de ce que j’avais trouvé dans les contre-archives. Toute une masse archivistique non-officielle venait se percuter, se confronter aux archives d’Etat qui étaient à Aix et qui, à l'époque, étaient largement ouvertes. La loi de 1979 n'existait pas encore. J'ai beaucoup photocopié de documents, en particulier de « surveillance des indigènes », entre 1976 et 1980. En quelques années, j'ai accumulé ce qui m’a permis de faire mon dictionnaire biographique publié en 1985, et plus tard ma Thèse d'Etat sur l’immigration algérienne en France, soutenue en 1991 en m’appuyant sur les archives de police. Tout ce travail d’accumulation des archives, privées ou d’Etat, s’est effectué entre 1975 et 1990.
MPU: Quel était le statut du recours aux archives orales à cette époque ?
BS: Il n’y avait pas vraiment de statut. Un seul universitaire français s'intéressait aux archives orales à l’époque, Philippe Joutard avec Ces voix qui nous viennent du passé en évoquant les Protestants et les Camisards. Je me souviens de Philippe Joutard et aussi de Marc Ferro, avec l’utilisation des images comme source possible de la compréhension de l’histoire. C'était des francs-tireurs dans les années 1975/1980. Un autre grand historien pionnier de l'époque, c'était Pierre Nora avec ses « Lieux de mémoire », sorti en 1984. Des historiens français essayaient de s'arracher à la tyrannie de l'histoire écrite officielle, étatique, institutionnelle avec le recours à l'archive orale. Les images avec Marc Ferro, les représentations, les imaginaires, la mémoire avec Pierre Nora.
Il faut signaler d’autres historiens, et qui travaillent avec la préoccupation d’écrire une histoire « d’en bas ». Avec Robert Bonnaud, Jean Chesneaux, Claude Liauzu, Catherine Coquery-Vidrovitch, René Gallissot. J’étais alors un jeune étudiant de 23 ans, et suivais leurs séminaires dans les universités de Vincennes, Saint Denis, ou Jussieu.
Beaucoup appartenaient à la génération des historiens anti-colonialistes des années 1960. A la suite de la guerre d’Algérie, ils travaillaient sur le tiers-monde. L’Algérie avait été l'engagement de leur vie, de leur jeunesse mais après les années 1962-65, après le coup d’état de Boumediène de juin 1965, la plupart ont été déçus par le cours suivi par ce pays. Après 1965, des gens comme Jean Leca, Jean-Claude Vatin, René Gallissot, quittent l'Algérie où ils étaient des coopérants. Pierre Vidal-Naquet, célèbre historien qui avait pris position contre la torture pendant la guerre d’Algérie va publier un texte dans la revue Esprit[6], dans lequel il explique que la nature du nationalisme algérien avait une dimension religieuse, l’Islam, sous-estimée dans ses années algériennes.
Quand j’arrive à l’université Paris 8, dans les années 1980 pour enseigner, je vois surtout des philosophes comme Jean-François Lyotard, Gilles Deleuze, ou des sociologues à Paris 7-Jussieu, comme Jean Duvignaud et Pierre Fougeyrollas. J’ai soutenu ma seconde thèse en 1984, avec Pierre Fougeyrollas et Jean Duvignaud, sociologue de l’imaginaire, du théâtre, qui avait fondé une revue, L'internationale de l'imaginaire. J'ai aussi baigné dans ce monde-là, de la contre-histoire, des recherches sur les représentations, les mentalités, les imaginaires. Et donc de partir à la recherche d’autres archives qui pouvaient me donner des indications sur ce registre particulier. Il ne fallait pas rester prisonnier des seules archives étatiques, de ce qu'on pourrait voir comme des archives de surveillance.
Dans ces années-là, je me suis tourné, logiquement, vers les archives d’images, pour comprendre les imaginaires. Les images fixes, surtout celles de la photographie, et celles du cinéma.
Visions d’archives
Nombre de photos ont longtemps été occultées ou enfouies dans la mémoire collective. A la différence du Vietnam, dont les images étaient visibles en direct, les sources visuelles en France, et en Algérie, sont en cours de défrichage. Je me suis lancé dans cette entreprise en étant le commissaire de deux expositions de photographies sur la guerre d’Algérie : en 1992, avec Jean-Pierre Rioux, au Musée des Invalides, sous le titre, « La France en guerre d’Algérie » ; l’autre en 2004, à l’Hôtel de Sully, avec Laurent Gervereau, « Photographier la guerre d’Algérie ». Restituer cette histoire est problématique quand cette mémoire photographique est incertaine, et les sources disponibles largement dominées par l’armée française. Mais il est possible d’avancer car il y a aussi les images des photoreporters de l’époque, des témoignages visuels dans des livres spécialisés, et la vie quotidienne des appelés, ou des Européens d’Algérie, sont étalées dans plusieurs ouvrages.
Près d’une cinquantaine d’albums de photographies de la guerre d’Algérie ont été publiées, en France principalement, de 1962 à 2012[7]. A la différence du cinéma, de l’image animée, la photographie a suscité peu de travaux de recherche. La valorisation des photographies de la guerre d’Algérie a longtemps été le fait des « pieds-noirs », ou des anciens militaires, qui aimaient feuilleter avec nostalgie les livres d’images de la terre évanouie et des combats perdus. C’est pourquoi on trouve tant d’albums de nostalgiques de l’Algérie Française, toujours à la recherche de traces douloureuses, dans la quête de préserver une mémoire visuelle qui risque de disparaître. Les photos, très souvent en noir et blanc (le noir et blanc est décidément la couleur de la guerre, qui dit la fin de « l’Algérie heureuse ») apparaissent alors comme les illustrations, le support d’un récit mélancolique. Mais depuis quelques années, d’autres livres de photos sont apparus[8], notamment par le biais des associations d’anciens combattants, d’Algériens ou d’historiens. Des études universitaires sur les photographies ont été menées, notamment avec la grande thèse de Marie Chominot[9] soutenue sous ma direction en 2010.
La référence, en matière d’illustrations publiées, est d’abord la collection des « Historia-guerre d’Algérie », en sept volumes, parus entre 1971 et 1974. On y trouve une très riche iconographie à base de documents personnels, familiaux (en particulier les photographies, souvent en couleurs, de la vie quotidienne dans les villes et bourgs d’Algérie entre 1954 et 1962), et des reproductions nombreuses des journaux de l’époque de la guerre. Le photographe René Bail y a abondamment participé, avec beaucoup d’images de sa collection personnelle. Le second ouvrage, spectaculaire, est celui édité en mars 2002 sous la direction de Serge Drouot par l’association d’anciens combattants des soldats, la FNACA[10], Algérie, 1954-1962, arrêt sur images inédites[11]. Ce recueil imposant de 263 pages contient des photographies d’appelés, des photographies amateurs, dont certaines sont très crues (arrestations violentes, exposition de cadavres amis et ennemis, scène d’exactions...). Les images fixes, aussi, provoquent le contournement des archives étatiques.
En même temps, j’ai, comme tous les autres chercheurs, travaillé à partir des archives étatiques. Dans les années 1980 j'ai repris le chemin des archives d’Aix, évidemment, mais aussi et surtout celui des archives de la préfecture de police de Paris pour faire ma Thèse d'Etat sur les immigrés algériens ; et aussi les archives militaires du Service Historique de l’Armée de Terre (SHAT), l’ECPAD[12], les archives des images quand j’ai réalisé mon premier documentaire, « Les années algériennes », diffusé à la télévision française en 1991.
Démarche archivistique, démarche académique
MPU: Pourquoi faites-vous une thèse en sociologie ? Est-ce parce que vous travaillez sur les archives orales, parce que vous ne pouvez pas refaire une thèse en histoire ?
BS: Je suis passé à la discipline « Sociologie », parce qu’il n’y avait pas de poste en Histoire. A l’université Paris 7, Alain Geismar et Judith Millier m’ont proposé d’enseigner la sociologie dans les prisons. J’ai accepté, et j’ai ainsi mis un pied à l’université. Pendant quatre ans, j'ai été enseignant en prison, à la prison centrale de Poissy, de 1980 à 1984. C'est comme cela que je suis entré pour enseigner à l’université, et donc j’ai soutenu une thèse en Sociologie avec Fougeyrollas, Duvignaud, et Eugène Enriquez qui avait publié un très beau livre, De la Horde à l’Etat… Il y avait aussi Maryse Tripier, avec laquelle je suis toujours en contact. Sa vie de militante communiste, juive venant d’Egypte, est racontée dans une bande dessinée, Dans l'ombre de Charonne[13].
Charles-Robert Ageron est devenu mon directeur pour ma Thèse d’Etat. Ce parcours compliqué était bien éloigné du parcours académique, passant par exemple par l’Ecole normale supérieure. Pour moi, c'était le militantisme dans les foyers d’immigrés, la révolution, les cours dans les prisons. J’étais dans la contre-culture. C’est de cette manière que j’étais en contact avec les vieux militants algériens et français, avec les archives des militants. Avec la nécessité de soutenir mes Thèses à l’EHESS, ou à Paris 7.
MPU: Pour la biographie sur Ferhat Abbas, avez-vous procédé différemment que pour celle sur Messali Hadj?
BS: Ferhat Abbas, c’est en 1994. Pour Messali, c'était relativement facile : j'appartenais au courant politique qui avait soutenu Messali, donc la famille de Messali m’a communiqué des archives, et il y avait celles, nombreuses, de mon ancienne organisation trotskiste.
Pour Ferhat Abbas, ma chance a été de découvrir les archives d’une famille, les Hakimi. Mohamed Hakimi était un des responsables de l'UDMA qui avait été en contact avec des messalistes. C’est une histoire algérienne compliquée. Il avait lu mes livres sur Messali et avait trouvé ça honnête. Quand j’ai lancé l'idée de faire la biographie de Ferhat Abbas[14], il m'a contacté. Il habitait en Algérie, à Sétif. C’est une histoire de confiance. Je suis allé en Algérie et j'ai rencontré Monsieur Mohamed Hakimi que je remercie bien sûr. Il m'a communiqué des archives essentielles, des lettres, des correspondances du leader nationaliste. Dans la démarche archivistique on en vient, encore, à l'histoire de confiance d’archives non transmises à l'Etat.
Archives d’appelés : l’archive en fiction
BS: Dans les années 1990, j'ai aussi travaillé le côté franco-français. Des militants anticolonialistes, des conscrits, des appelés, ont vu ce que j'avais réalisé dans mon documentaire, Les Années algériennes[15]. Ils ont commencé, eux aussi, à m'envoyer des lettres. Par exemple, celle-ci, où l’on peut lire : « Soldat en Algérie, j'étais sur la frontière tunisienne où j'ai assisté à des choses atroces ; est-ce que je peux vous rencontrer ? »
J’en ai rencontré un certain nombre, et j’ai publié Paroles d’appelés en Algérie[16] en 1997. Une nouvelle source, celle des paroles de soldats, m’est apparue. Encore une fois une source privée, pas une source étatique.
J’étais décontenancé : comment faire pour évoquer cette période, celle des exactions, des crimes de guerre avoués ? Quelques-uns voulaient soulager le poids de leur conscience. J’ai reçu beaucoup de récits d’appelés, racontant leur vie. C’était une mine de renseignements.
Les témoignages d’appelés, c'est la fin des années 1990 jusqu’au début des années 2000. Beaucoup de témoignages, d'écrits mais ce n’étaient pas les archives militaires officielles, encore une fois pas les archives étatiques. Une fois que j'ai passé la barrière des archives étatiques entre 1974 et 1988, je recevais tellement de témoignages, tellement de lettres personnelles et cela s'est encore amplifié avec internet.
MPU: Avant, vous alliez aux archives, après, la notorieté médiatique aidant, ce sont les archives qui viennent à vous en quelque sorte.
BS: Et j’ai progressivement acquis la conviction que tout n’était pas à découvrir dans les archives d’Etat. D’où mon scepticisme sur l’impérieuse nécessité de se battre seulement, exclusivement pour l’ouverture de ce type d’archives étatiques. J’ai aussi utilisé les livres de fiction comme des archives. La plupart des livres de soldats ont la forme de romans, essais historiques, poésies et même… de pièces de théâtre. Mais, ils sont, en fait, des autobiographies déguisées, et cela est très précieux pour le travail des historiens, la plupart des romanciers ayant fait leur service militaire en Algérie (de Philippe Labro avec Des feux mal éteints[17] en 1967 à Claude Klotz en 1982 avec Les appelés[18], en passant par Jean-Claude Carrière dans La paix des braves[19]…en 1989.). On trouve de nombreuses « confessions », à la première personne, à travers deux types de publication : les lettres de soldats, les témoignages oraux retranscrits dans des ouvrages, quelquefois collectifs. Les lettres de soldats se lisent dans l’ouvrage de Martine Lemalet (Lettres d’Algérie, La mémoire des appelés d’une génération[20]) et des lettres rassemblées par un seul acteur, comme Jacques Higelin (Lettres d’amour d’un soldat de 20 ans[21]), Serge Pauthé (Lettres aux parents[22]). Les appelés français de la guerre d’Algérie sont des personnages « mal partis » dans la France des années 60, vouée aux plaisirs de la « modernité », et de la consommation ; où la tendance à évacuer, occulter la mort est également très forte. Dès 1967, dans Tombeau pour 50 000 soldats[23], Pierre Guyotat décrit la guerre comme l’apocalypse où combattants de tous bords sont entraînés, broyés. Claude Bonjean, dans Lucien chez les barbares[24], en 1977, montre un pays où les lieux n’ont pas de nom. Écriture violente dans le choix des mots, des images. Dans ce roman écrit par un ancien appelé d’Algérie, une mère métropolitaine, à la suite de la mort de son fils soldat traverse l’Algérie en portant son deuil.
MPU: Il y a aussi l’enquête magistrale de Raphaëlle Branche, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial[25].
Dans votre livre Algérie Maroc. Histoires parallèles, destins croisés [26] vous avez un chapitre sur les archives où vous insistez sur le fait de ne pas sacraliser les archives étatiques car elles ne donnent pas le « grain des choses ». C’est une mise en garde, celle de ne pas se laisser séduire par l'archive que j’essaie de faire passer auprès de mes étudiants. Il s’agit de questionner l’archive, que ce soit l’archive écrite ou l’archive orale. Il faut recouper les témoignages, contextualiser. Il y a une sacralisation des archives étatiques avec la découverte du lieu qui en impose et renforce cette idée que les archives écrites sont paroles d'évangiles..
BS: Oui, tout à fait, la sacralisation de l'archive d’état est très forte. Le lieu est imposant, écrasant mais en même temps après j'ai eu moi-même des occasions très importantes de vérification ou de découverte par les archives d'état. Sur l'histoire de François Mitterrand et de la guillotine. j'ai eu la possibilité d'accéder aux archives de la magistrature pour faire le livre sur François Mitterrand et la guerre d'Algérie[27] sorti en 2010. Les archives du Conseil supérieur de la magistrature en 1957, que Jean-Luc Einaudi n’avait pu consulter pour faire son livre important sur l’Affaire Iveton, l’histoire de cet européen, militant communiste et du FLN, guillotiné car accusé d’avoir fait exploser une bombe pendant la fameuse « bataille d’Alger ». 45 Algériens ont été guillotinés lorsque François Mitterrand, qui avait 38 ans, était le décideur en tant que Ministre de la Justice.
MPU: Dans le cas des actions du ministre François Mitterrand en guerre d’Algérie, il y a donc un apport des archives étatiques. Ce livre représente-t-il en quelque sorte votre période de réconciliation avec les archives étatiques ?
BS: Il est vrai qu’entre la fin des années 1970 et les années 2000, j'avais un peu mis de côté les archives étatiques, pour les raisons évoquées plus haut. Il y a eu effectivement une période qui n'a cessé de courir tout au long de ma vie, celle des contre-archives : les archives militantes, orales, les archives faites de lettres, de correspondances, de récits d’appelés du contingent, des immigrés, de leurs enfants, etc.
Il y a eu ensuite -cela est très important pour moi- les archives visuelles, les images, dont un grand nombre se trouvent au Fort d’Ivry.
Je voudrai revenir sur vos propos précédents pour préciser votre rapport à l’archive:
“J’ai aussi utilisé les livres de fiction comme des archives. La plupart des livres de soldats ont la forme de romans, essais historiques, poésies et même… de pièces de théâtre. Mais, ils sont, en fait, des autobiographies déguisées, et cela est très précieux pour le travail des historiens"
Quand vous appréhendez des écrits fictionnels en tant qu'archives, procédez-vous différemment dans votre analyse du contenu que lorsque vous analysez les archives de la chancellerie et du Conseil Supérieur de la Magistrature par exemple ?
BS: Travailler, écrire sur, et à partir, des archives de la police, archives de surveillance, ou de la justice ; et réfléchir, écrire à partir de romans ou d’autobiographies, ce n’est pas le même exercice. Le regard porté sur les archives étatiques est forcément celui de l’intérêt pour l’apport de faits précis, par exemple le document attestant de l’attitude de François Mitterrand, alors Ministre de la Justice en 1957, dans l’accord pour l’exécution à mort de militants algériens pendant « la bataille d’Alger ». Il y a là une preuve que les historiens recherchaient depuis longtemps (je pense au travail pionnier de Jean-Luc Einaudi sur la condamnation à mort du militant Fernand Iveton) ; mais il y aussi de la méfiance à l’égard des archives d’état qui offrent le point de vue de celui qui domine et donne un sens, celui d’un ordre établi. Le regard est bien sûr très différent concernant les romans ou les films de fiction. Là, il s’agit d’abord de la cohérence des faits proposés. Ce n’est pas l’exactitude qui est recherchée, mais la restitution/reconstitution plausible de toute une ambiance. La plongée dans la vie intime, familiale, sexuelle des personnages par un auteur, forcément averti de son sujet, nous en dit souvent plus que la sécheresse des archives étatiques traditionnelles. Prenons l’exemple du film Le Combat dans l’île tourné en 1962, à la fin de la guerre d’Algérie. Une jeune femme, joué par Romy Schneider, se retrouve au centre du conflit politique et affectif qui oppose deux hommes, anciens amis, dont l’un perpétue un attentat d’extrême droite interprété par Jean-Louis Trintignant. Le spectateur voit bien dans ce premier film d’Alain Cavalier comment l’engagement politique se mue en politique des sentiments. On retrouve ici l’envie de faire coexister la petite et la grande histoire (l’amour qu’on trahit, et les déchirements d’une France sur fond de guerre d’Algérie), et il s’agit ici avant tout de résistance dans une période de renoncement, d’acceptation des décisions prises : celle d’une femme pour affirmer son désir, et la résistance d’un homme contre le dégoût que lui inspire le monde (et qui prend la forme du mauvais combat). Résistance surtout contre la trahison, celle de ses idéaux, d’une idée de l’amitié ou de l’engagement amoureux. C’est un film sur l’entre-deux, sur le vacillement. S’esquisse aussi le portrait en demi-teinte d’une France déchirée par deux guerres fratricides : celle de 39/45, avec sa culpabilité, et celle d’Algérie, contemporaine du film, qui vient réveiller de vieux réflexes fascistes. Film politique qui ose faire cohabiter le registre de l’intimisme et du théorique, et qui intéresse forcément l’historien pour voir, « lire » l’immédiat après-guerre d’Algérie. Les traces laissées dans les comportements de chacun. Bref, comment écrire l’histoire, sans aller au cinéma et lire des romans ?
MPU: et lire dans les romans comment les livres d’historiens peuvent influencer le roman en retour.. Je pense notamment au récent ouvrage d’Eric Jennings, Escape from Vichy: the Refugee Exodus to the French Caribbean[28], source d’inspiration du roman d’Adrien Bosc, Capitaine ou à la trilogie marocaine de Leïla Slimani qui remercie les historiens et politologues Hassan Aourid et Maati Monjib dans son premier volet Le Pays des autres[29] et Pierre Vermeren et Mohammed Tozy dans le second, Regardez-nous danser, mais aussi à votre propre enquête sur Mitterrand, co-écrite avec François Malye. En épigraphe du roman De nos frères blessés de Joseph Andras (2016), roman pour lequel Andras recevra le prix Goncourt des lycéens (qu’il refusera) et qui sera adapté au théâtre par Fabrice Henry en 2018 puis au cinéma par Hélier Cisterne en 2020, se trouve la citation suivante:
"Iveton demeure comme un nom maudit. [...] On se demande comment Mitterrand pouvait assumer ça. J'ai dû prononcer le nom [d'Iveton] deux ou trois fois devant lui et cela provoquait toujours un malaise terrible, qui se transformait en éructation. [...] On se heurte à la raison d'Etat."
Mettre en exergue ce passage coupé, extrait du chapitre 9 de votre ouvrage[30], donne le la du roman d'Andras, un éclairage, une orientation éthique à l'aune de laquelle le lecteur aborde le roman. A regarder cette citation de plus près, on se rend compte qu'elle regroupe en fait trois paroles, la vôtre et celle de François Malye, signalée en mauve, celle du journaliste Franz-Oliver Giesbert en rouge, et celle d'André Rousselet, un intime de Mitterrand en vert, tandis que nombre de critiques recensant le roman d'Andras n’y ont vu qu’une seule et même citation de vous[31]:
"Iveton demeure comme un nom maudit [BENJAMIN STORA/FRANÇOIS MALYE, 187]. [...] On se demande comment Mitterrand pouvait assumer ça. J'ai dû prononcer le nom [d'Iveton] deux ou trois fois devant lui et cela provoquait toujours un malaise terrible, qui se transformait en éructation [FRANZ-OLIVIER GIESBERT, 188] [...]
On se heurte à la raison d'Etat [ANDRÉ ROUSSELET, 189]."
MPU: Dans ce dialogue entre deux disciplines, entre histoire et littérature, on constate que les écrits de l'historien deviennent matériaux du romancier: les archives que vous avez regroupées, ces entretiens oraux publiés, sont devenus source d’inspiration pour la fiction d’Andras. Le travail de l'historien encourage celui du romancier. En éclairant d’emblée son roman par cette citation radicale, la fiction d'Andras semble aussi vous donner la paternité de l'épigraphe, et vous voir endosser toute la charge politique et morale qu’elle contient ; or, cette citation est un montage triptyque, une mise en abîme vertigineuse du travail des deux auteurs Stora-Malye qui convoquent la voix du journaliste Franz-Oliver Giesbert et celle du témoin André Rousselet, l'un pour accuser Mitterrand et l'autre pour le défendre. Cette appropriation littéraire renforce ces liens de va-et-vient, de “pollinisation croisée”; la recherche historique trouve écho en littérature qui la transforme, et la façonne selon ses caps.
Dessein d’archives
MPU: Tout ce vivier, ce trésor d’archives que vous avez accumulées, recueillies, regroupées, qu’allez-vous en faire ? quel est votre dessein d’archives ? Ne pensez-vous pas à les léguer un jour, à les mettre en lieu sûr, à la disposition des chercheurs, à travers un legs ou une fondation par exemple ?
BS: Oui, pourquoi pas. L’historienne des mouvements culturels dans l’immigration, Naima Huber Yahi, m’a suggéré de faire une fondation sous mon nom. Je possède des photocopies d’archives d’état, dont certaines n’ont pas été publiées. A titre d’exemple, j'avais photocopié des archives sur les massacres de Sétif et Guelma de mai-juin 1945, les Procès-verbaux d'interrogatoires de militants arrêtés par la police, des militants du PPA. On voit là des histoires de vie, à travers les récits d’interrogatoires, quelquefois reconstruits à des fins de dissimulation face à la police ; mais aussi des détails de vie important sue les origines sociales ou les croyances religieuses. Ce type de travail peut se voir à travers les ouvrages d’Arlette Farge, grande historienne qui a le mieux raconté les histoires de vie à travers les archives de la police. Elle a un vrai talent d’écrivain. Il est possible également de se reporter au livre récent celui sur le massacre de la Saint-Barthélemy de Jérémie Foa[32]. C'est extraordinaire parce qu’il a travaillé à la fois sur les archives de police et les archives de notaires. Il y a des histoires d'héritage, familiales, sociales, sexuelles derrière les guerres de religion, des assassinats de voisins à voisins.
MPU: Arlette Farge a ouvert la voie et elle continue avec Les vies oubliées[33]
BS: J’aurais aimé écrire comme elle, faire un livre comme La vie fragile[34]. Dans mon Dictionnaire biographique sur les militants algériens, j’avais aussi envie d’écrire des histoires de vie qui s'additionnent, se multiplient, se recoupent. Arlette Farge reste un modèle.
MPU: Je pense aussi au livre de Nathalie Heinich, Une histoire de France[35]. Elle a une démarche originale et intéressante à propos de ses deux familles, la famille juive d’Ukraine passée par l'Algérie pour s’installer à Marseille du côté maternel, et la famille alsacienne protestante du côté paternel. Elle retrace leur(s) histoire(s). Il y a la présence de la non-archive dans le livre où elle insère des cadres blancs dans le corps du texte ou elle met un cadre blanc pour mettre en scène le manque d’archive, soit parce que l'archive a été perdue, à cause de la déportation, soit parce qu’il n’y a pas d'archive parce qu'ils étaient trop pauvres pour laisser une trace visuelle par exemple pour un mariage : il n’y a pas de photo de mariage et donc elle a cette démarche de représenter l'absence d'archives, le manque d’archive.
BS: Je ne connais pas ce livre mais effectivement, on idéalise beaucoup les histoires de vie par les archives étatiques. Alors qu’il faut regarder vers d’autres sources, des histoires sociales, avec l’examen récits de pauvreté, d'exil, de dénuement où il ne peut pas y avoir forcément d’archives. Il y a des moments où les gens ne laissent pas de trace. Là on est vraiment dans le domaine de la voix des oubliés, des humbles, des « gens d’en-dessous » et ils ne laissent pas de traces. Pour l’histoire plus immédiate, contemporaine, la constitution, consultation des archives orales restent indispensables.
Dans le cadre des sociétés colonisées, les archives écrites par les colonisés eux-mêmes sont rares. Car l’analphabétisme sévissait dans ces territoires. Il faut donc, aussi, posséder la langue de « l’indigène ». Dans le cas de l’Algérie, les gens parlaient arabe, mais aussi la langue de leur région, le patois de leur village… En l’absence de traces écrites, et de langues « régionales », villageoises, comment rentrer dans cette société, la comprendre de l'intérieur ? Restituer ses rêves, ses désirs, ses volontés ? C'est très difficile à tout point de vue et ce n’est pas une chose que l’on peut négliger. Alors quelquefois on a des surprises dans les archives étatiques dans les récits de vie trouvés dans les archives coloniales, policières.
Les archives de surveillance nous racontent aussi des récits de vies. Dans ces témoignages, l’historien se demande quelle est la part de vérité et de sincérité, s’il n’y a pas de la dissimulation, de la reconstruction biographique, d’embellissement de vie. Ce sont les archives de répression. Il faut toujours avoir cela présent à l’esprit. On peut aussi aller vers des récits portés par des troubadours, des conteurs, des écrivains publics qui véhiculent des fragments de vies.
MPU: Lorsque vous avez recueilli les archives et la parole des Algériens, dans quelle langue leur parliez-vous, en français, en arabe ?
BS: On peut parler en arabe dialectal avec des mots français. L’important est d’établir des relations de confiance. Cette confiance se reconstruit par des années de travail et de recherches. Le « bruit » se répand dans différents milieux, progressivement, sur l’honnêteté du chercheur, à travers la lente diffusion des écrits. Cela ne peut s’accomplir par une brève rencontre, et peut prendre des années. Certains Algériens me suivent ainsi depuis quarante ans…
MPU: Je me souviens de votre visite à Stanford en 2007 pour Les Trois Exils Juifs d’Algérie[36] ; la communauté algérienne était venue assister à votre conférence. Ils avaient apporté le livre de Yann Arthus-Bertrand sur l’Algérie vue du ciel[37] dont vous aviez écrit les textes ; les Algériens étaient à la fois dans un rapport d'admiration et de familiarité avec vous. Cette conférence sur l’histoire juive de l’Algérie devint un événement algérien.
BS: Avec de nombreux Algériens, il existe une proximité familiale. Par la continuité des récits de vies restituées, à travers des épisodes tragiques de leur histoire, personnelle, familiale.
Ainsi dans mon Rapport remis au Président de la République française, transmis en janvier 2021, j’ai longuement évoqué l’assassinat du dirigeant nationaliste algérien Ali Boumendjel, et aussi le massacre du 17 octobre 1961, celui au métro Charonne en 1962, ou celui des harkis dans l’été 1962. Quand ce Rapport, qui a occasionné tant de bruits et de fureurs, a été publié, certains pensaient que ce travail finirait au fond d’une armoire de l’administration. En fait, il a été accompli en un an plus que tout ce qui a été fait en soixante ans. Avec la reconnaissance par l’Etat français de l’assassinat d’Ali Boumendjel, le 2 mars 2021. Les experts qui font partie du groupe de travail franco-algérien sur les essais nucléaires créé en 2008 se sont réunis les 19 et 20 mai 2021. Leur mission est d’étudier conjointement la question de la réhabilitation des anciens sites d’essais nucléaires au Sahara, avec pour préoccupation première la protection des personnes et de l’environnement. Pour les archives, il y a eu modification du code du patrimoine pour permettre un accès facilité aux archives secret défense (31 juillet 2021), dérogation générale pour accéder aux archives relatives à la guerre d’Algérie (15 décembre 2021). Dans un hommage aux harkis, le 20 septembre 2021, le Président de la République a reconnu une dette de l’Etat français et a demandé pardon aux Harkis et à leurs enfants. Au moment de la commémoration du 17 octobre 1961, jour de la violente répression des travailleurs algériens à Paris, le Président de la République a reconnu des crimes inexcusables pour la République. Il y a eu aussi, l’implantation d’une stèle de l’émir Abdelkader au bord de la Loire au pied du château d’Amboise (dévoilement le 5 février 2022). Une signalétique des lieux de mémoire de l’histoire de la France et de l’Algérie est en cours de réalisation, elle sera accompagnée de QR codes qui renverront à des contenus multimédias. La première signalétique a été installée le 10 décembre 2021 au camp de Thol (Neuville-sur-Ain). A propos des cimetières européens en Algérie a été proposé la réalisation d’un inventaire patrimonial. Dans le cadre de coopération universitaire, un appel à projet pour des bourses pour des doctorants et post-doctorants (Bourses André Mandouze) a été lancé en juillet 2021, et a rencontré un grand succès. Un appel à candidatures a également été lancé en mars 2022, pour accueillir en résidence des artistes algériens à la cité internationale des arts et à la friche La Belle de Mai à Marseille, soutenu par le ministère de la culture et la SACEM. Les premiers lauréats sont arrivés. A propos du Musée de l’histoire de la France et de l’Algérie à Montpellier, un projet d’institut de la France et de l’Algérie a été élaboré. Pour les noms de rues, une liste de noms d’intellectuels opposés à la colonisation et à la guerre d’Algérie a été établie. Un colloque international sur les oppositions intellectuelles à la colonisation et la guerre d’Algérie, s’est déroulé le 20 janvier à l’Institut du Monde Arabe, et le 21 janvier 2022 janvier à la Bibliothèque nationale de France.
Archives personnelles
MPU: En 2003, on observe un tournant dans votre production. Vous inaugurez un nouveau volet de votre trajectoire d’historien en publiant La Dernière Génération d’Octobre[38] sur votre parcours de militant trotskiste puis Trois Exils. Juifs d’Algérie. Vous vous penchez alors sur l’histoire des juifs d’Algérie, ce qui vous rapproche de votre propre histoire familiale qui vous amènera plus tard à publier Les clés retrouvées où il est question d’un objet qui devient archive, le trousseau de clés de l’appartement familial de Constantine. Ces clés donnent le titre de votre ouvrage autobiographique et une clé de l’histoire familiale[39]. Est-ce que votre rapport à l’archive a changé à ce moment-là, lorsque vous vous aventurez dans une écriture plus personnelle, plus intime ?
BS : J’inaugure alors une investigation autobiographique, celle du vécu. Ce sont des archives subjectives, mémorielles plus que des archives classiques, étatiques, visuelles, orales. Je suis dans un examen de mon propre parcours avec Les Trois Exils, Les Guerres sans fin sur ma trajectoire intellectuelle et Les Clés retrouvées. C’est une trilogie, que je compte poursuivre avec une réflexion sur mon adolescence, l’arrivée en France après 1962, et les stratégies d’assimilation.
J’ai lu beaucoup de livres d’historiens sur le judaïsme et j’ai eu accès à des archives originales, comme les bulletins de la Société Juive d'Algérie qui m'ont été communiquées par quelqu'un dont le père était le directeur de cette société. Il les conservait chez lui. Ce sont des archives inédites. Avec ces archives originales, j’ai utilisé beaucoup de vécu personnel, des souvenirs familiaux, des témoignages oraux venant de ma propre ma famille. Cela a plus à voir avec ma propre mémoire. Mais l’ensemble de ma production étalée sur un demi-siècle, m’a aidé évidemment pour les mises en contexte.
Il y a aussi les appartenances politiques, les engagements. De 1968 à 1982, j'ai rencontré des gens formidables, comme Hocine Ait Ahmed, Mohammed Harbi, Ali Haroun, Omar Boudaoud, ou Djanina Messali-Benkelfat, la fille de Messali. J’ai été engagé dans des actions politiques comme celles des batailles pour les libertés démocratiques en Algérie, la lutte des femmes, l’abrogation du code de la famille en 1983, la solidarité avec le printemps berbère en 1980. J'étais à la fois historien et un militant, engagé. La singularité de mon parcours, c'est l'alliance entre la production historienne classique appuyée sur des archives et de l'engagement politique.
Régis Debray m’a écrit une lettre, il y a trois ans je crois, dans laquelle il me dit : « Benjamin, vous êtes porteur de deux mémoires, celles de l’Algérie, dans la guerre et la colonisation ; et celle de la connaissance des processus révolutionnaires ». Je dirai, porteur de la mémoire algérienne de ma famille dans une culture arabophone ; mais aussi de la mémoire de l’engagement politique. C’est toute une vie, double, de traditions et d’engagements. Entre tradition presque clandestine d’engagements et assimilation républicaine, voulue ou subie.
[1] Benjamin Stora, Nicolas Le Scanff, L'histoire dessinée des juifs d'Algérie de l'Antiquité à nos jours, Paris, La Découverte, 2021.
[2] Benjamin Stora relate ce passé militant dans son récit La Dernière Génération d’Octobre : « Un passé peut en cacher un autre. On sait, et cela éclaire en partie mon parcours d’historien, que je suis né dans une famille juive d’Algérie. Sans nul doute, la blessure de l’exil, l’attachement à mon enfance, le traumatisme de la guerre vécue entre 1955 et 1962 ont-ils favorisé cette longue recherche sur l’histoire algérienne, commencée dans les années 1970. Mais il est une autre origine qui éclaire ce parcours, celle de mon engagement politique. » La Dernière Génération d’Octobre, coll. Un ordre d’idées, Paris, Stock, 2003, introduction, p.9.
[3] Le Cermtri a été constitué par l’organisation trotskiste, Organisation Communiste Internationaliste (OCI) qui avait soutenu le parti de Messali Hadj (le Mouvement National Algérien), pendant la guerre d’Algérie.
[4] Pierre Lambert (1920-2008), dirigeant de l’OCI, Organisation Communiste Internationaliste, mouvement trotskiste international. Les lambertistes soutiennent le MNA de Messali Hadj contre le FLN durant la guerre d’Algérie.
[5] Benjamin Stora, Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens (ENA, PPA, MTLD, 1926-1954), Paris, L’Harmattan, 1985.
[6] Paul Thibaud, Pierre Vidal-Naquet, Daniel Lindenberg et Olivier Mongin « Le combat pour l'indépendance algérienne : une fausse coïncidence: Entretien avec Paul Thibaud et Pierre Vidal-Naquet”, Esprit , Janvier 1995, No. 208 (1), pp. 142-152.
[7] Notons l’exposition de regards croisés, celui du photographe Raymond Depardon et celui de l’écrivain Kamel Daoud sur les photographies prises par Depardon en Algérie et en Suisse au moment des accords d’Evian en mars 1962, et celles de leur voyage mutuel en Algérie en 2019, Son oeil dans ma main, Algérie, 1961-2019, Institut du Monde Arabe, Paris, février-juillet 2022.
[8] Et des films autobiographiques tel le DVD Méditerranées d’Olivier Py (2011) qui rassemble des films tournés en caméra super 8 par sa famille quittant l’Algérie en 1962.
[9] Marie Chominot, Regards sur l’Algérie (1954-1962), préface de Benjamin Stora, Paris, Gallimard, 2016.
[10] Fédération Nationale des Anciens Combattants en Algérie, Maroc et Tunisie.
[11] Serge Drouot collectif, Algérie, 1954-1962, arrêt sur images inédites, Paris, ed. Fnaca-Gaje, 1992, Nouvelle édition 2002.
[12] Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense, au fort d’Ivry-sur-Seine.
[13] Désirée et Alain Frappier, Dans l'ombre de Charonne, Paris, Editions du Mauconduit, 2012.
[14] Co-écrite avec Zakya Daoud, Ferhat Abbas, une utopie algérienne. Une autre Algérie, Paris, Denoël, 1995.
[15] Les Années algériennes, documentaire de Benjamin Stora, Philippe Alfonsi, Bernard Favre, Patrick Pesnot, INA-France 2-Nouvel Observateur, série de 3X52min.
[16] Benjamin Stora, Appelés en guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, 1997.
[17] Philippe Labro, Des Feux mal éteints, Paris, Gallimard, 1967.
[18] Claude Klotz, Les Appelés, Paris, JC Lattès, 1982.
[19] Jean-Claude Carrière, La paix des braves, Paris, Le Pré aux clercs, 1989.
[20] Martine Lemalet, Lettres d’Algérie, La mémoire des appelés d’une génération, Paris, JC Lattès, 1992.
[21] Jacques Higelin, Lettres d’amour d’un soldat de 20 ans, Paris, Grasset, 1987.
[22] Serge Pauthé, Lettres aux parents, Paris, L’Harmattan, 1993.
[23] Pierre Guyotat, Tombeau pour 50 000 soldats, Paris, Gallimard, 1967.
[24] Claude Bonjean, Lucien chez les barbares, Paris, Calmann Lévy, 1977.
[25] Raphaëlle Branche, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial, Paris, La Découverte, 2020.
[26] Benjamin Stora, Algérie-Maroc, Histoires parallèles, destins croisés, Paris, Maisonneuve & Larose, 2002.
[27] Benjamin Stora et François Malye, François Mitterrand et la guerre d’Algérie, Paris, Calmann Lévy, 2010.
[28] Eric Jennings, traduction française, Les bateaux de l’espoir, Vichy, les réfugiés et la filière martiniquaise, Paris, CNRS éditions, 2020.
[29] Leïla Slimani, Le Pays des autres, Paris, Gallimard, 2020; Regardez-nous danser, 2022.
[30] Benjamin Stora et François Malye, François Mitterrand et la guerre d’Algérie, op.cit., pp. 187-205.
[31] Voir L'Humanité du 12 mai 2016 et autres recensions du roman, https://www.humanite.fr/culture-et-savoirs/litterature/les-derniers-jours-dun-condamne-mort-pour-ses-idees-606954.
[32] Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy, Paris, La Découverte, 2021.
[33] Arlette Farge, Vies oubliées. Au cœur du xviiie siècle, Paris, La Découverte, 2019.
[34] Arlette Farge, La vie fragile, Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au xviiie siècle, Paris, Hachette, 1986.
[35] Nathalie Heinich, Une histoire de France, Paris, Flammarion, 2018.
[36] Benjamin Stora, Les Trois Exils. Juifs d’Algérie, Paris, Stock, 2006.
[37] Yann Arthus-Bertrand, Algérie vue du Ciel, préface de Jean Daniel, textes de Benjamin Stora, légendes de Djamel Souidi, Editions de la Martinière, Paris, 2006.
[38] Benjamin Stora, La Dernière Génération d’Octobre, coll. Un ordre d’idées, Paris, Stock, 2003.
[39] “Lorsque nous sommes partis de Constantine le matin du 16 juin 1962, ma mère a lavé consciencieusement tout notre petit appartement. Elle n’a pas versé de verre d’eau sur le palier, comme elle faisait traditionnellement au moment du départ d’un proche, qui ensuite revenait sur ses pas. [...] Nous avons mis nos manteaux, et pris chacun pris deux valises. Mon père a ensuite fermé lentement la porte avec les clés, et les a données à ma mère qui les a mis dans son sac à main. Lorsque ma mère est décédée en 2000, j’ai retrouvé au fond du tiroir de sa table de nuit le trousseau de clés.”, Benjamin Stora, Les Clés retrouvées, une enfance juive à Constantine, Paris, Stock, coll. Un ordre d’idées, 2015, p 137.