Propos recueillis parStéphane Aubouard in MARIANNE, 11 avril 2024.
Rare dans les médias sur le sujet depuis le début de guerre entre Israël et le Hamas, l’historien Benjamin Stora, spécialiste des relations franco-algériennes a aussi beaucoup travaillé sur les relations judéo-arabes. C’est en historien de la mémoire qu’il répond à nos questions… avec Albert Camus dans sa besace.
Marianne, Six mois après le début de la guerre entre Israël et le Hamas, quel sentiment prédomine chez vous ?
Benjamin Stora Mon sentiment premier, c’est que les ponts sont rompus. Et qu’aujourd’hui, pour toute personne amenée à tenter d’analyser la situation ou d’apporter des idées, il faut obligatoirement choisir de se placer d’un côté ou de l’autre du précipice. Celui qui, depuis sa rive, essaie de créer des passages ou de dresser des passerelles est immédiatement accusé d’être un traitre et de nier la réalité.
Pour ma part j’essaie de me référer à la position qu’avait prise Albert Camus en 1955 durant la guerre d’Algérie. Le 1er novembre de cette année-là il disait je cite : « je propose que les deux parties en présence prennent simultanément l’engagement public de ne pas toucher, quelles que soient les circonstances, les populations civiles. Cet engagement ne modifierait pour le moment aucune situation, il viserait seulement à enlever au conflit ce caractère inexpiable et à préserver dans l’avenir des vies innocentes ». Puis le 22 janvier 1956 il lancera son fameux « appel pour une trêve civile en Algérie ». Ce n’était pas une position pour trouver une solution politique immédiate – parce qu’il n’y en avait pas – mais un appel d’urgence visant à protéger les populations civiles. Il avait même lancé l’idée d’organiser une table ronde, où « se rencontreraient à froid les représentants de toutes les tendances depuis les militants de la colonisation jusqu’aux nationalistes arabes. L’heure de la table ronde serait l’heure des responsabilités. » Bref pour Camus le problème des civils devait prévaloir sur toute considération politique. Et pour ce faire, il fallait revenir à l’éthique. Sur cette guerre, je me place aujourd’hui dans la même position que lui sachant aussi que son appel à l’époque n’avait pas reçu d’écho. Cela l’avait d’ailleurs poussé au silence, n’ayant pas réussi à faire sortir les acteurs du drame algérien de ce qu’il appelait « noces sanglantes du terrorisme et de la répression ».
Le politique passe donc pour l’instant au second rang selon vous ?
Ce n’est pas ce que je dis. Aujourd’hui il y a 9 à 10 millions d’Israéliens qui vivent sur un territoire dans le cadre d’un état. Et la question qui leur est posées n’est pas seulement politique mais existentielle, à savoir, comment faire que cet état puisse conserver une légitimité historique. Notons, à la grande différence du drame algérien que les habitants d’Israël n’ont pas d’arrière-pays. Les Juifs d’Algérie, comme les pieds-noirs étaient des Français qui avaient cet arrière-pays qui était la métropole. Or le paradoxe c’est que les Palestiniens non plus n’ont pas « d’arrière-pays » … Israéliens et Palestiniens sont, de fait, condamnés dans cette situation-là, à réfléchir à une solution politique existentielle. C’est cette réalité originale – qui ne peut être ramenée à une situation classiquement coloniale – qui fait que les uns comme les autres ne peuvent dire « je vais retourner d’où je viens ». En Israël on en est à la quatrième ou cinquième génération de gens nés sur place et qui viennent des 4 coins du monde, ils ne viennent pas d’une métropole… Les pieds-noirs vivaient de l’autre côté de la méditerranée et vivaient en Orient en ayant l’impression d’être occidentalisés, ça c’était la fiction de ce qu’était l’Algérie française.
Aujourd’hui donc, d’un côté comme de l’autre, la notion de centralité politique s’est renforcée dans chacune des deux communautés par le risque existentiel. Chez les juifs – plus que jamais – il y a la hantise de la Shoah. C’est-à-dire le fait de disparaître. Et chez les Palestiniens le sentiment de « Nostpalestine » n’a jamais non plus été aussi fort, c’est-à-dire la nostalgie du pays aimé et perdu. Or, dans la mémoire des Palestiniens, la nostalgie de la coexistence avec les Juifs, certes pas toujours parfaite loin de là, se transmet de générations en générations. Je suis allé souvent en Israël et en Palestine. Quand je rencontrais de vieux Palestiniens, ils avaient ce souvenir d’une « Palestine heureuse » avec les Juifs. Je sais que cela peut paraître naïf de dire cela, car il y a eu notamment des affrontements intercommunautaires sanglants dans les années 1930 mais c’était dans un cadre déjà attisé par le politique en devenir…C’est pourquoi, j’y reviens une fois encore, la discussion froide avec toutes les parties est urgente avec ce principe de table ronde chère à Camus.
En France, le conflit israélo palestinien s’invite aussi facilement dans un cadre communautaire de plus en plus prégnant…
Mais pourquoi un tel renforcement des haines ? Par ce que les Arabes comme les Juifs sont aussi des communautés de peur et qui se regroupent autour de ce sentiment puissant. On vit aussi dans cette tragédie-là. Il faut avoir la lucidité de voir aujourd’hui que les deux communautés sont dans un resserrement identitaire qui ne favorise pas la solution politique.
La tendance générale c’est que chacun veut rester des deux côtés du ravin alors que les deux peuvent tomber dans le précipice. La tendance c’est ce sentiment de vulnérabilité partagée des deux côtés, avec le souvenir lancinant de la Shoah du côté des juifs, et du côté palestinien la peur d’une nouvelle Nakba qui viserait jusqu’à détruire le souvenir même de la Palestine dans laquelle ils ont vécu. Même si l’on ne peut pas mettre sur le même plan l’extermination des juifs pendant la seconde guerre mondiale, avec la défaite, l’expulsion des Palestiniens.
Et puis avons aussi affaire à deux peuples de diaspora. Du point de vue Juif, la peur de disparaître est consubstantielle à l’histoire très longue de la diaspora… Les Palestiniens, ont appris à leur tour cette tradition diasporique. Pour la première fois dans le monde arabe, une tradition diasporique a existé à travers l’exemple palestinien. D’ailleurs en France l’attitude problématique de certains membres de la communauté musulmane provient également du manque d’habitude de la tradition diasporique. Ils sont minoritaires mais certains ont du mal à le vivre, l’accepter
Finalement nous avons affaire à deux blocs où la mémoire joue à plein, plus que de raison ?
Oui, la mémoire dans sa centralité émotionnelle est en effet à son plus haut point d’intensité d’un côté comme de l’autre. Le problème c’est donc je le répète le souvenir de cette coexistence qui a été détruite. Et aujourd’hui, nous avons deux groupes qui se retrouvent par la guerre dans le désir d’effacement de l’histoire commune. Le projet politique du Hamas est celui de l’effacement d’Israël. Il y a d’ailleurs sur le sujet une vraie question : l’avenir du mouvement national palestinien et de son leadership. Il y a un problème du projet politique du mouvement national palestinien parce qu’il y a le sentiment illusoire qu’il faut d’abord s’attaquer à la légitimité de l’Etat et ensuite, plus tard, on réglera le problème de l’état nation. Attention à ce genre de problématique inversée…»
Mais pour en revenir à la France, c’est vrai, qu’il y a chez les jeunes générations d’origine maghrébine une sorte de réappropriation de la question palestinienne basée sur un socle d’inculture important. Et de méconnaissance de l’autre dont on apprend les clichés par réseaux sociaux et médias intéressés à ce que le délitement perdure. Ce qui parfois donne justification pour des actes antisémites. Maintenant est-ce que cette solidarité avec la Palestine efface toute possibilité de coexistence avec les Juifs ? Je ne le crois pas du tout. Il y a dix ans j’avais dirigé avec Abdelwahab Meddeb une « Histoire des relations entre juifs et musulmans ». Et on avait fait un texte introductif qui disait en substance: « nous sommes les derniers témoins d’une coexistence entre Juifs et Musulmans dans un même espace. Après nous, cela risque de disparaître. Par conséquent si on ne maintient pas cette mémoire-là, la catastrophe de l’agression réciproque va arriver. » Meddeb, hélas décédé, défendait alors la notion de « convivance » condition sine qua non pour revivifier cette mémoire heureuse.
Si l’on n’est pas capable, disions-nous aussi, de maintenir ces souvenirs anciens d’une coexistence certes passée mais somme toute encore fraîche et très réelle alors ce sera la catastrophe. Alors bien-sûr, je vais encore me faire traiter de constructeur de passerelles à l’heure où mes contemporains préfèrent les murs, mais en tant qu’historien, mon rôle c’est de rendre vie aux histoires anciennes, de préserver les mémoires anciennes et communes, et pas seulement les catastrophes.
Et pour que la mémoire future soit elle aussi protégée, que faire dans ce débat piégé ?
Il faut lutter contre la déformation des mots. Je me permets une fois encore de paraphraser la célèbre phrase d’Albert Camus : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde ». Sur le mot génocide par exemple, oui, il y a un tel potentiel de haine qu’il y a eu des intentions génocidaires de la part de certains membres du gouvernement israélien. Mais sur le terrain, et dans le cadre de la guerre, qui après le pogrom perpétré le 7 octobre par le Hamas et qui refuse la libération des otages, on ne peut pas dire qu’il y ait actuellement un génocide. Le problème du mot « génocide » est qu’il est devenu banal, et a perdu de sa singularité pour quasiment s’imposer comme synonyme du mot massacre. Il y a un massacre aujourd’hui à Gaza, des crimes de guerre contre les civils. Mais un génocide signifierait qu’il y a une intention planifiée, organisée et mise en œuvre pour éliminer tous les Palestiniens. Les mots ont leur importance. Il n'y pas non plus à proprement parlé de situation d’apartheid en Israël pour les Arabes… Même si existe du racisme, de la discrimination, ils ont le droit de vote, ils ont des syndicats, ils ont le droit de créer des partis etc. Les anachronismes historiques sont dangereux… L’empathie consiste aussi à bien nommer les choses…
Il s’agit donc d’une bataille non seulement mémorielle mais culturelle…
Il s’agit en effet d’un combat perpétuel consistant à défendre un point de vue culturel, qui est la condition sine qua non à une solution politique future… « Le problème des intellectuels, disait aussi Camus, ce n’est pas de faire la Révolution mais d’empêcher que le monde ne se défasse ». Je pense la même chose…le problème est d’empêcher que tout se défasse. Je suis dans une position de conservations des acquis anciens, d’une mémoire en danger de mort risquant d’enkyster des haines inexpiables… Les gens et les peuples ne se reconnaissent plus les autres. Et ces haines viennent principalement du fait que l’on ne connait pas l’autre. Un jeune de banlieue qui veut tuer un Juif, il ne sait pas ce que c’est qu’un Juif… En Algérie il m’est encore récemment arrivé de rencontrer des jeunes qui me demandent « c’est vrai qu’il y avait des Juifs avant en Algérie monsieur Stora? Ce n’est pas une invention ? » Alors je leur réponds, non ce n’est pas une invention…regardez-moi, je suis né et j’ai grandi à Constantine…