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Comptes rendus d'ouvrages

 

Benjamin Stora, Linda Amiri, Algériens en France. 1954-1962 : la guerre, l’exil, la vie.

Paris, Autrement-Cité nationale de l’histoire de l’immigration, 2012, 224 pages, 30 €

algeriens-en-franceLes commémorations importantes ont ceci d’excellent qu’elles font en règle générale l’objet de manifestations à caractère historique, invitant les spécialistes du passé à proposer, sur des sujets parfois passionnels et brûlants, une analyse scientifique. Leur tâche se révèle, on le comprend d’emblée, tout sauf aisée. Ainsi, cinquante ans après la fin de la guerre d’Algérie, apparaissait-il nécessaire de répondre à une demande sociale en revenant sur l’un des versants métropolitains de ce conflit multiforme, à travers la question de l’immigration algérienne en France. Une exposition intitulée Vies d’exil - 1954-1962. Des Algériens en France pendant la guerre d’Algérie, se tient ainsi d’octobre 2012 à mai 2013 à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI).

Elle se propose d’explorer, notamment grâce à la force de l’image, la réalité bigarrée, complexe, entre l’ordinaire et l’exceptionnel, de cette population inconfortablement installée entre deux mondes et qui trouve pour la première fois sa place dans un musée national. Dans un souci pédagogique et scientifique louable, cette manifestation s’accompagne d’un catalogue. Rapporté à la somme proposée, ce terme semble bien réducteur, car c’est un véritable livre d’histoire qui est offert au lecteur.

Dans sa préface, Luc Gruson, directeur de la CNHI, rappelle la mission de cette institution : “changer les regards” sur l’immigration. En refermant l’ouvrage, l’on mesurera à quel point ce parti, délicat en l’espèce, est remporté.

Cela grâce à des choix de qualité. Signalons d’abord la parfaite complémentarité entre une iconographie somptueuse, bien souvent inédite, et un ensemble de textes aux formats et approches variés, répartis en six parties (consacrées à la vie quotidienne, au rapport à la société française, aux interactions avec le politique, à la sphère culturelle au sens large, ou encore à des réflexions sur les temporalités de ce conflit à travers le choc du 17 octobre 1961 ou le devenir de la migration algérienne après l’indépendance). Synthèses et études de cas voisinent, ce qui permet à l’ouvrage d’intéresser des publics divers. Dans tous les cas, la variété des supports archivistiques paraît à même de traduire la complexité du sujet, qui se laisse ainsi appréhender par des chemins nombreux. Comme le notent en introduction Benjamin Stora et Linda Amiri, maîtres d’œuvre de cet ouvrage, “archives privées et publiques, photographies, son, témoignages inédits et œuvres d’art se répondent et donnent à voir une réalité douce-amère où la beauté se mêle à la précarité ou à la violence, la joie à la nostalgie”. Toute approche monolithique s’en trouve ainsi heureusement bannie.

À plus d’un égard, les Algériens n’étaient d’ailleurs pas des immigrés “comme les autres”, mais les tenants d’une population perçue par les pouvoirs publics comme “inévitable, mais indésirable”, selon Lionel Kesztenbaum et Patrick Simon. Au nombre de 25 000 en 1946, ils étaient plus de 200 000 en 1945 et entre 350 et 450 000 en 1962, mais, par la loi organique du 20 septembre 1947, ils accédèrent à la citoyenneté tout en restant frappés d’une forte altérité aux yeux d’un État qui peinait à clairement apprécier leur statut véritable. Hésitation – mais aussi évolution – que l’on retrouve au fil des recensements, à travers des désignations insérant les intéressés dans des catégories à la fois rigides et floues. Cette ambiguïté permanente ne disparut jamais véritablement.

Les diverses contributions mettent en relief la place des Algériens entre l’État et l’opinion publique, situation que la guerre d’Algérie vint encore complexifier. L’on perçoit parfaitement la position des différents courants politiques – que Serge Berstein et Claire Marynower invitent à considérer avec nuance – et des franges de la société, à travers le rôle des associations, des syndicats, de la presse, qui contribuent à l’émergence de tendances profondes remodelées par des événements marquants comme les attentats, manifestations, arrestations ou procès étudiés par Sylvie Thénault, qui rappelle par ailleurs la triste réalité des camps d’internement à l’époque.

Les champs toujours plus vastes arpentés par l’histoire culturelle occupent une place de choix dans cet ouvrage : écrivains, peintres ou encore musiciens se dévoilent ici à travers le prisme de l’engagement – artistique ou politique – face à la guerre. Leur création s’en trouvait bouleversée, comme en témoignent deux exemples : Anissa Bouayed note que, dans la production picturale, le 17 octobre apparaît sous-représenté, fruit “d’une sorte de sidération, d’incapacité à trouver les moyens plastiques pour traduire par l’image cet impensé” ; quant au célèbre chanteur Kamel Hamadi, il rappelle qu’avant la guerre, l’exil constituait quasiment le seul thème des créations musicales, l’éclatement du conflit donnant à celles-ci une connotation nettement plus politique, de manière feutrée afin d’éviter les feux de la censure. C’est d’ailleurs un autre apport de l’ouvrage que de proposer des témoignages, qui auraient peut-être pu être parfois davantage contextualisés, lesquels permettent en un sens d’accéder directement à cette source brute, à manier prudemment toutefois car se pose toujours le problème de sa représentativité.

Ce bel ouvrage donne toutes les clés – renforcées par les dernières contributions consacrées à l’après-1962 – pour saisir l’enchevêtrement des relations entre Français et Algériens, mais aussi entre la France et ses citoyens d’origine algérienne. On appréciera particulièrement l’étude de Yann Scioldo-Zürcher sur les relations entre immigrés algériens et pieds-noirs, qui se distinguent pendant longtemps par un “entre-soi postcolonial”. En définitive, surgit une question qui mêle considérations historiques et mémorielles : est-il plus juste de dire cinquante ans “déjà”, ou cinquante ans “seulement” ?

Par Jérémy Guedj

Référence électronique :
Jérémy Guedj, « Benjamin Stora, Linda Amiri, Algériens en France. 1954-1962 : la guerre, l’exil, la vie », Hommes et migrations [En ligne], 1301 | 2013, mis en ligne le 29 mai 2013. URL : http://hommesmigrations.revues.org/1969

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