Dans son nouveau livre, J'accuse!, notre collaborateur Alexis Lacroix revisite l'affaire Dreyfus pour décrypter l'antisémitisme contemporain. L'historien Benjamin Stora l'a lu. Compte-rendu.
A remuer de vieilles questions historiques, on apporte toujours quelque chose. Il y a peu de thèmes aussi connus que celui de l’antisémitisme, analysé au fil des différentes années de l’histoire contemporaine. Pour cerner cette réalité fuyante, Alexis Lacroix a réuni des études, des propos, des textes de personnages, de la fin du XIXe siècle, de l’Affaire Dreyfus, à nos jours. Parce que le sujet est multiple, parce qu’il échappe aux définitions définitives, il apporte des éclairages variés dont le lecteur devra trouver des points de convergence. L’apport apparait quand il s’attache à prendre une vue globale, adossée à la longue durée. Car Lacroix veut discerner « l‘archéo sous le néo ». Il ne veut pas rester prisonnier du « présentisme », de l’émotion de l’instant mais se diriger vers le temps long pour comprendre la persistance d’un antisémitisme vigoureux. Et comprendre en particulier pourquoi la communauté juive s’est retrouvée isolée dans ses protestations quand le malheur la frappait. Du meurtre horrible d’Ilan Halimi en 2005, jusqu’aux assassinats barbares de l’hypercacher en 2015 au nom de l’islamisme politique. Il nous explique que l’antisémitisme d’aujourd’hui se nourrit toujours du vieil antijudaisme chrétien, mais il s’est renouvelé, élargi. Le vieux clivage droite-gauche, lorsqu’il est question du rapport aux juifs, a volé en éclat depuis fort longtemps. On a retenu la fin de l’Affaire Dreyfus, lorsque le gros des troupes des « progressistes » de l’époque, en particulier la gauche républicaine, a rejoint le camp des dreyfusards. Mais on avait « oublié » les hésitations du grand Jaurès ou la prudence de …. Zola lui-même.
Dans sa volonté de réécrire son histoire, la gauche française n’a pas vraiment regardé en face son antisémitisme fondé sur des appréciations rapportées à la lutte des classes (les juifs étant les meilleurs agents du capitalisme naissant). Les travaux éclairants de Vincent Duclert ou de Michel Dreyfus sur les rapports entre l’antisémitisme et la gauche ont permis d’avancer sur cette question longtemps taboue. Un autre historien, Michel Winock avait lui aussi raconté comment des hommes d’extrême-gauche reconnaissaient à Drumont, l’auteur de La France juive, « un immense mérite, et lui savait gré, nonobstant ses erreurs d’avoir réaffirmé une éclatante vérité, celle du lien entre capitalisme et judaïsme ». Alexis Lacroix va encore plus loin et s’attaque à une autre grande icône : Bernard Lazare, l’homme qui avait tant combattu pour Dreyfus. Il écrit : « On se frotte les yeux lorsqu’on lit les pages où il semble opérer, dans la plus pure imitation inconsciente de Drumont, un partage entre « l’Israélite, issu de vieilles familles françaises », et « le Juif qui vient de l’Europe centrale ou orientale et pratique volontiers l’usure », et dont toute l’activité « vise par tous les moyens à l’édification d’une fortune rapide ». On le sait, c’est le même homme qui se dressera une année seulement après ces phrases, avec force, contre le sort réservé au capitaine Dreyfus. Et c’est encore l’argument du capitalisme international, aux mains des puissances juives occultes qui servira à combattre l’existence de l’Etat d’Israel, et finalement desservira le combat des Palestiniens pour la reconnaissance de leur Etat.
En mettant ainsi l’accent sur ce fonds culturel profondément ancré, Alexis Lacroix oblige la gauche d’aujourd’hui à s’interroger sur son histoire ; à saisir le décalage, le retard pris par elle lorsque la vague antisémite est revenue au début du XXIe siècle. Dommage que l’auteur ne se soit pas davantage appuyé sur les grands travaux de Zev Sternhell pour sa démonstration, en particulier la fabrication d’une « droite révolutionnaire » à partir d’ingrédients puisés dans les réservoirs de gauche. Mais son travail a le mérite de nous montrer comment se développe un antijudaisme plébéien, dangereux pour la démocratie française.
Par Benjamin STORA