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Préfaces, postfaces d'ouvrages

 

Simone Molina Archives  incandescentes. Écrire, entre la psychanalyse, l’Histoire et le politique, Ed L’Harmattan, Novembre 2011. Préface Benjamin Stora

Archives-incandescentes-crire-la-psychanalyse-entre-Histoire-et-politique« À l'époque où j'ai lu vos premiers livres sur la guerre d'Algérie, l'Histoire, ni le politique d'ailleurs, n'entraient dans les réflexions de la plupart de mes collègues analystes, extrêmement dogmatiques, ou frileux peut-être dans ma région. Quant à la question algérienne, largement refoulée, il n'était pas même envisageable de l'aborder. Vos ouvrages m'ont aidée, personnellement et en tant qu'analyste, à entendre ce qui se jouait pour moi et pour mes patients dans les questions d'exil et de traumatismes liés aux guerres. C'est avec la littérature que j'ai commencé à faire entendre publiquement ce que j'avais à dire dans mon domaine, la psychanalyse ; là encore, de façon assez décalée puisque les mots de la psychanalyse ne me semblaient pas suffire à faire percevoir aux néophytes les souffrances intimes, surtout celles liées à la grande Histoire.»

C’est par une lettre ainsi rédigée que m’est parvenue la demande de Simone Molina pour lire cet ouvrage, tentative d’articuler l’intime et le collectif dans l’écoute analytique en prenant appui sur l’Histoire et la littérature afin d’interroger le politique. Je me demandais ce que pourrait retenir d’un ouvrage écrit par une psychanalyste un historien, puisqu’il s’agit d’un livre qui revisite des concepts autour d’expériences tels que le transfert, le rêve, la voix dans la question du traumatisme. Or s’y déployait d’emblée la dimension historique et politique d’un parcours de vie et d’une écoute.

C’est la tâche de l’historien que de venir inscrire dans le discours public les questions lancinantes qui travaillent les groupes et les peuples. Pourtant la parution de mon livre, Juifs d’Algérie, les trois exils, en 2004, en est un exemple décalé, qui allie Histoire, devoir de mémoire et essai personnel. Pour certains critiques il s’agissait d’un livre inclassable. Mais n’est-ce pas qu’à rester dans les cadres, imposés par le discours social et ses codes, tant de choses essentielles ne pourraient s’énoncer ? C’est ce pari d’un essai alliant théorisation de la pratique psychanalytique, devoir de mémoire et écriture personnelle que tente ici Simone Molina. En effet elle a effectué, plusieurs fois par an depuis l’année 2000, des voyages à Alger pour des colloques, des enseignements et des supervisions de psychologues et psychiatres dans le cadre de l'hôpital Maillot, ainsi qu’au Maroc où elle a également animé des ateliers d’écriture et donné des lectures poétiques. Elle participe des deux côtés de la Méditerranée à des événements culturels associant psychanalyse, psychiatrie, ethnologie et art avec des partenariats culturels de renom et d’autres, plus modestes mais extrêmement porteurs, parfois dans le cadre d’une association psychanalytique qu’elle préside, Le Point de Capiton. Elle enseigne par ailleurs à l’Université de Marseille dans le cadre d’un Diplôme Universitaire de formation à l’animation d’atelier d’écriture. Enfin, elle a été signataire, dès son origine, de l’appel du Collectif des 39 contre la Nuit sécuritaire qui milite pour que soit préservée une réelle hospitalité pour la folie dans notre société néolibérale. Ces expériences et son travail en psychiatrie, dans un lieu de soin où le processus de création artistique est central afin de permettre à des patients de pouvoir vivre dans la Cité – plus particulièrement des patients psychotiques – nourrissent sa réflexion institutionnelle en France ainsi que celle des enjeux de la psychiatrie actuelle au Maghreb avec la pluralité des approches selon l’histoire propre à chaque pays. C’est dire combien est essentielle la dimension historique et politique de tout parcours et, pour l’analyste, de son écoute, si l’on entend par le mot politique la prise en compte du vivre ensemble dans ses diverses composantes, psychiques, familiales, sociales, culturelles, institutionnelles, etc.

Nous avons une histoire commune, celle liée à la grande Histoire : nous sommes nés tous deux en Algérie après la Seconde Guerre mondiale et avions environ cinq ans lorsque débute en 1954 la lutte des algériens pour l’indépendance de ce pays. Nous avons grandi dans une famille juive présente sur le sol algérien depuis des lustres, donc bien avant la colonisation française de 1860 et le Décret Crémieux de 1870 qui fit des juifs algériens des citoyens français. Nos deux familles ont eu à vivre l’exclusion de la citoyenneté française sous le régime de Vichy en 1940. Nous avons quitté cette terre natale en 1962 avec le grand exode des français d’Algérie. Devenus jeunes adultes, nous nous sommes chacun engagés dans un militantisme qui voulait changer le monde et y a contribué. Quant à nos métiers, nous avons en commun d’avoir travaillé dans les marges, s’appuyant, l’un sur le cinéma, et l’autre sur la littérature et la création artistique, poussés chacun sans doute par un désir de comprendre les enjeux d’une mémoire demeurée vive des décennies plus tard, mémoire traumatique sur et entre les deux rives de la méditerranée.

Les premiers chapitres du livre abordent pourtant, non pas cette histoire algérienne, mais, à partir de la littérature, toute une réflexion sur l’énigme de la Shoah, sur ce qu’elle a de traumatique non seulement pour les individus mais pour l’humanité et nos sociétés post-hitlériennes. Il apparait alors que cette réflexion essentielle, puisqu’elle concerne l’humanité de l’homme au-delà du judaïsme, vient cacher – en même temps qu’elle permet de dévoiler – un refoulement dans le discours social ainsi qu’un non-dit personnel : la présence juive en Algérie en tant qu’elle fait partie intégrante de l’histoire ancestrale de cette région du monde, l’Est algérien qui est le berceau d’une partie de notre histoire commune. Le livre montre comment il est nécessaire de passer par le processus créateur de l’écriture poétique, littéraire, voire cinématographique ou par l’essai non académique, pour permettre que se dévoilent les articulations entre le travail de théorisation liée à une pratique et le dévoilement public des enjeux personnels liés à une histoire non prise en compte dans le discours social.

Pour chacun de nous, écrire à partir d’une pratique est un acte d’engagement puisqu’il s’agit toujours de faire récit non pas de ce que l’on connait mais de ce que l’on ne parvenait pas à penser ou énoncer jusqu’alors. Faire récit est le travail de l’historien à partir des faits, des archives, des témoignages, des images aussi. Pour le psychanalyste, c’est parce qu’un récit ne se constitue pas, ou parce qu’il se fige dans une répétition lancinante, qu’apparait le symptôme qui vient dire autrement ce que les mots, ni l’acte créateur d’ailleurs, ne parviennent plus à exprimer. Alors cette souffrance produit parfois la demande d’être écouté. Elle peut être si envahissante qu’une hospitalisation va devenir incontournable.

Pour un historien, pour une analyste, pour tout chercheur en sciences humaines, comme pour l’écrivain, il n’est pas indifférent – ni sans conséquence sur ses choix conscients et inconscients – d’être né quelque part, d’avoir été bercé par une histoire racontée de génération en génération ou d’avoir à interroger le déni, les non-dits, les occultations de son histoire familiale prise dans la grande Histoire. Il n’est pas indifférent d’avoir grandi dans un climat serein ou au contraire dans le fracas des bombes et des armes de guerre. Pour un exilé, quelle que soit sa profession, il est essentiel de repérer sans cesse à partir de quelle place il parle puisque le lieu géographique d’où il pourrait parler est double : celui du pays de naissance et celui du pays d’accueil. Dans tous les cas, la difficulté est de demeurer lucide sans perdre de vue que toute recherche, comme toute écriture cinématographique, littéraire, poétique, puise sa source dans le désir subjectif de soulever un coin d’énigme. Faire récit est donc un enjeu commun à l’historien et à l’écrivain mais aussi au psychanalyste lorsque ce dernier souhaite transmettre quelque chose de son expérience.

Le traumatisme est hélas au cœur de la question algérienne, à tel point que le premier colloque organisé par des psychiatres à Alger en 2000, après les dix années où le GIA avait fait régner la terreur, fut un colloque sur le traumatisme dont les éléments récents venaient faire écho à l’histoire de la guerre d’Indépendance. Le traumatisme de guerre a des effets sur les individus et sur leur descendance, mais aussi sur les peuples, avec l’importance de ce qui demeure à l’état de traces corporellement, hors langage, hors symbolisation, et parfois de façon violente dans les passages à l’acte. Comment nommer ce qui, dans une guerre militaire, vient atteindre les civils, et comment alors, plus tard, peuvent-ils faire histoire pour eux et pour leurs descendants si rien n’est énoncé, dans le discours officiel, de ce qui les a jetés aux marges de la grande Histoire ?

Concernant la guerre d’indépendance de l’Algérie, il y a des millions de personnes qui ne parviennent pas à trouver les voies d’une sorte d’apaisement et qui restent enfermés dans ce passé, dans cette tyrannie de mémoire, restent prisonniers des enjeux d’il y a un demi siècle. En France, c’est par une loi du 18 octobre 1999, soit 45 ans après le début du conflit, que les « Évènements d’Algérie » ont enfin pris le nom de « Guerre d’Algérie ». À partir de cette date, la parole s’est déliée dans les cabinets d’analystes et les consultations en psychiatrie quant à cette histoire occultée, voire déniée, explique Simone Molina. Qu’un simple mot, énoncé par l’État, ait tant de poids pour certains qui peuvent alors s’inscrire dans une histoire dont ils pourront parler enfin avec leurs proches, vient étayer le fait que l’homme, en tant qu’être de langage, est soumis à la puissance du Symbolique. Ainsi est-il alors possible de passer de la mémoire la plus intime – la plus douloureuse parce que soumise aux fantasmes non élaborés dans une parole vivante – à un récit qui sera transmissible.

Au fil de la narration l’ouvrage prend appui sur la pratique clinique mais aussi sur des écrits littéraires et historiques concernant la Seconde Guerre mondiale et la Guerre d’Algérie ; d’abord à partir d’exemples littéraires – Primo Levi, Aharon Appelfeld, etc. – puis concernant l’Algérie, avec des exemples cliniques soutenus par des écrits historiques. Ces exemples permettront de dégager les stratégies conscientes et inconscientes de personnes qui, soumises à la tourmente de l’Histoire, tentent de survivre psychiquement à l’effroyable : traumatisme de guerre, souffrance des enfants de Harkis en France, etc. Au cours d’un de ces récits seront alors évoqués des éléments d’une Histoire peu ou mal connue liés au débarquement américain en Afrique du Nord en 1942.

Ce qui est interrogé également dans l’ouvrage est un impossible, que les psychanalystes nomment le Réel : l’impossible de dire le trauma lui-même. Il convient donc pour la psychanalyse d’appréhender le psychisme dans une temporalité longue qui excède le sujet lui-même, tout comme pour l’historien la guerre d’Algérie, par exemple, ne peut s’entendre en dehors de la prise en compte d’une temporalité historique plus longue.

« D’où parle-t-on ? » est l’une des questions communes à nos parcours de recherche. En ce qui me concerne le cinéma a été un point d’appui pour montrer les enjeux de l’histoire de la colonisation, de la guerre d’Indépendance et de la situation de l’Algérie moderne, et ce à partir d’un point de vue inédit dans la période où mon film Les années algériennes est sorti. Pour l’auteure, la poésie, la littérature et l’Histoire ont fait tiers afin de tricoter une écoute puis un récit transmissible. En 1991, lorsque parait mon film, on m’interrogea lors d’un entretien sur France Culture sur le choix de ce medium. À cette époque, les témoignages, les images, étaient considérés comme accessoires et périphériques. Le reproche qui m’avait été fait par certains tenait au choix de la séquence qui ouvrait le film, celle de ma mère revenant au cimetière juif de Constantine. Cette séquence m’avait valu beaucoup d’accusations, notamment d’être un partisan de la « nostalgéria », c’est-à-dire de quelqu’un qui retourne en Algérie pleurer la terre perdue. Hors ceux qui avaient émis cette critique n’avaient absolument rien compris à l’histoire de l’Algérie. D’abord parce que les Juifs d’Algérie étaient des indigènes et avaient une très grande antériorité sur cette histoire par rapport aux autres groupes, et aussi parce que les Algériens avaient été eux-mêmes bouleversés par cette séquence. En effet, à cette époque, la télévision commençait à circuler d’une rive à l’autre de la Méditerranée et les Algériens ont donc vu ce documentaire en direct. Cette séparation, cette fracture à l’intérieur du monde indigène, c’est ce que j’ai voulu restituer. Ceux qui avaient émis cette critique, dans le fond,  n’avaient jamais pénétré dans l’intimité de cette histoire.

L’intime, c’est aussi ce à quoi a à faire tout psychanalyste. Mais il a également à entendre, pour chaque sujet qui s’adresse à lui, comment l’intime s’articule au collectif. Qu’en est-il alors de l’Histoire lorsqu’elle est appréhendée non par l’historien mais par le psychanalyste ? Qu’en est-il du récit historique au regard de la narration littéraire et que peuvent-ils chacun lui apprendre ? En quoi l’un et l’autre permettent-ils à un individu de se reconstruire en même temps qu’il aborde, dans un travail de parole adressé à quelqu’un dont c’est le métier, la dimension inconsciente liée à son histoire subjective et collective ? En bref, qu’est-ce qui peuple l’écoute dite flottante d’une analyste ? En quoi est-elle toujours partie prenante de la parole du patient tout en s’en distanciant du fait de sa propre cure analytique ?

C’est dire que les outils de l’historien ne sont pas ceux du psychanalyste, ni non plus ceux du romancier, mais chacun a à faire avec le politique. Pour l’historien et l’écrivain, il s’agira de témoigner de la façon dont les êtres humains, dans leurs dimensions subjective et sociale, traversent les grands courants d’air de l’Histoire, les ruptures radicales que sont les guerres, les déplacements de population, les remaniements culturels. Pour le psychanalyste, il s’agira d’entendre et de mettre au travail dans son écoute les conséquences traumatiques – blessures psychiques et aussi physiques, remaniements subjectifs vis-à-vis des groupes auxquels l’analysant appartient, exils, somatisations, etc. – et aussi les conséquences heureuses puisque l’éclatement des liens familiaux, voire tribaux, fait tomber la pression groupale sur l’individu, permet parfois de se libérer de chaînes ancestrales, particulièrement pour les femmes ou pour les sujets vivant en marge des codes d’une société donnée.

Dans un autre volet de l’ouvrage, le désir d’écrire est interrogé ainsi que l’état actuel de la psychiatrie française, désormais abandonné dans un contexte politique de mondialisation, pour une conceptualisation anglo-saxonne de « la Santé Mentale ». Mais cela fait partie de l’histoire contemporaine en train de s’écrire.

Puis, en référence sans doute à une autre des sources du judaïsme algérien – l’Espagne, dont Isabelle la catholique chassa les juifs et les musulmans – un conte de l’Alhambra, Le Pèlerin d’Amour, vient faire métaphore de l’importance de la parole pour l’être humain, puisqu’en ce temps là, cohabitaient musulmans, juifs et chrétiens sur une même terre… Métaphore et ouverture pour une dernière partie que je vous invite à découvrir.

Chacun de nos parcours de recherche et de vie ne sont-ils pas une mise en acte de ce rêve ancien qui dit le lien, toujours possible même s’il est fragile, des êtres humains dans la parole et le récit qui fondent leur ressemblance en même temps que leur altérité ?

Benjamin Stora

 

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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