Préface de Benjamin Stora
La France arabo-orientale, au carrefour de nos histoires
Les bibliothèques sont pleines à craquer d’« Histoire de France », de récits de grands historiens, et les archives de cette histoire nationale ont été fouillées, triturées jusqu’à plus soif. Tout a été dit, vraiment ? Les visages d’une autre France restent pourtant à découvrir, ceux de femmes et d’hommes en provenance des anciennes colonies, d’Orient et du pourtour méditerranéen.
Ils commencent à apparaître aujourd’hui, portés par les nouvelles générations de chercheurs et de jeunes citoyens qui partent à la rencontre de leurs ancêtres, de leur histoire. Il faut pourtant une bonne dose d’audace, et même un peu d’inconscience, pour s’attaquer, dans le cadre général des recherches sur l’histoire coloniale, à l’écriture d’une histoire de France… arabo-orientale, pour monter à l’assaut d’une rationalité qui se dérobe, dès qu’il est question de la place des « hommes du Sud » pour reprendre la belle expression de Camus, « Orientaux », « Arabes » ou « musulmans » dans la longue histoire de France. Avec la volonté d’inscrire cette narration dans la durée, et pas simplement en accompagnant dans l’urgence les soubresauts et les violences des XIXe et XXe siècles.
Cette résolution vient à son heure. Car une nouvelle « question d’Orient » s’est installée au cœur de la société française, avec la présence de plusieurs millions de personnes de culture méditerranéenne — juive, chrétienne ou musulmane — ou avec le poids grandissant de la politique de la France orientée sur son flanc sud depuis la chute du Mur de Berlin. Il était temps de combler ce vide historiographique en rassemblant tout l’acquis des travaux les plus récents (qui se comptent par centaines d’ouvrages ou d’articles…), de singulariser des témoignages ou des épisodes trop peu exploités de l’histoire française, d’en exhumer la richesse iconographique et les regards qui n’ont eu de cesse de se croiser.
Écrits d’une plume vive, tout jargon banni, les dix chapitres de ce livre nous entraînent dans cette France si peu connue. Des Arméniens aux Maghrébins, des Turcs aux Marocains, des Libanais aux Touaregs et, à partir de l’histoire algérienne si singulière, des harkis aux juifs d’Algérie, des immigrés aux pieds-noirs… Tous ces groupes, qui ont participé à la « fabrication » de l’histoire de France, peuvent désormais disposer de leurs propres récits pour pouvoir trouver leur place dans un vaste roman national déjà établi. Plongées successives dans chacun d’eux, mais aussi entrecroisement de ces récits pour proposer une trame jusqu’alors inédite, à la fois audacieuse et en fin de compte banale. Car cette histoire est notre histoire.
L’ouvrage traite de la première présence « orientale » en France dès le VIIIe siècle, par le biais de l’arrivée de l’islam au-delà des Pyrénées et se poursuit avec les rêves d’Orient portés par les élites françaises, dès la Renaissance après le temps des croisades. Mais la rencontre décisive sera celle de l’effraction coloniale, commencée au XIXe siècle, après les prémices de l’expédition d’Égypte à la fin du siècle précédent. Elle bouleversera les sociétés du Sud et portera vers le Nord travailleurs et soldats coloniaux.
Dans ce processus, l’immigration algérienne dans l’Hexagone, par son nombre et son insertion dans le tissu social français, est la première arrivée massive des « hommes du Sud ». Venus au moment de la Grande Guerre, ils entendront l’« appel au peuple » du président américain Wilson, les échos du mouvement ouvrier issu de la révolution russe de 1917 et de la révolution kémaliste en Turquie. C’est en France que les Arméniens trouvent refuge après le génocide de 1915. C’est en France, en 1926, que naîtra le mouvement nationaliste maghrébin, avec l’Étoile nord-africaine créée par Messali Hadj, auquel restera fidèle la grande majorité des Algériens travaillant en France dans les années 50. C’est aussi dans l’Hexagone que les élites marocaine, tunisienne, libanaise ou arménienne se croisent et s’engagent, militent ou expriment leur art pendant l’entre-deux-guerres. En 1939, l’immigration algérienne seule compte déjà plus de cent mille personnes dans l’Hexagone, venues en majorité de Kabylie. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ces travailleurs algériens sont, comme tous les musulmans d’Algérie, des « sujets français », en vertu de ce grand paradoxe qui veut que la République française et laïque détermine alors la citoyenneté en fonction de la religion. En 1947, un pas est franchi vers leur « intégration » : ils deviennent des « Français musulmans d’Algérie », des FMA, acquérant un droit de vote qui est restreint pour ceux vivant en Algérie et total pour ceux travaillant en France. Mais il est trop tard. Les Algériens résidant en métropole boudent les élections de 1951. Ils sont le symbole de la contradiction infernale qu’est l’Algérie française : ils viennent d’un pays considéré comme la France, mais sont vus comme des Français de seconde zone.
La solution à ce problème, comme leurs voisins tunisiens et marocains, ils l’ont : le nationalisme. La Syrie et le Liban ont alors déjà obtenu leur indépendance. En Algérie, lorsque l’insurrection éclate en 1954, sur les deux cent vingt mille Algériens vivant en France, plus de dix mille sont des militants aguerris. Ce chiffre détruit l’image de l’immigré maghrébin assommé de travail qui rentre chez lui et dort. Ils avaient en réalité une « double vie » : après l’usine, ils allaient, le soir, aux réunions politiques et clandestines dans les cafés, les hôtels et ailleurs. Deux ans plus tard, en 1956, la Tunisie et le Maroc deviennent indépendants, alors que la France est défaite politiquement dans son expédition de Suez.
Le couvre-feu, imposé par le préfet de police Papon pour défaire les réseaux, et contre lequel ripostera l’appel du FLN à manifester le 17 octobre 1961, fait entrer de manière visible le conflit colonial dans l’Hexagone. Les Algériens mais aussi les Tunisiens ou les Marocains étaient écrasés socialement, mais la seule façon d’être digne, d’être libre, c’était d’être militant. Leur rapport à la France est la combinaison d’une fidélité au nationalisme algérien et d’une forme d’attachement à la culture française, son mode de vie, ses libertés. C’est là un trait majeur de cette immigration, qu’on ne trouve dans aucune autre, qu’elle soit belge, polonaise, italienne, espagnole, portugaise. Cette dualité particulière est liée à la durée de la colonisation de l’Algérie — cent trente-deux ans, temps sans commune mesure avec celle du Maroc ou de la Tunisie, bien distincte de cette relation ancienne au Levant ou à l’Égypte — et au pouvoir d’attraction et d’assimilation qu’avait la France à l’époque. Durant tout ce temps, la culture française a aussi pénétré la société musulmane au Maghreb (la Tunisie a été colonisée en 1881 et le Maroc en 1912, devenant des protectorats, alors que le Syrie et le Liban deviennent des mandats en 1920). Ainsi s’est créé très tôt un espace culturel mixte qui, à l’insu de la métropole, a nourri les aspirations de ces populations « orientales ». Car la France a un double visage : elle est la puissance coloniale, l’oppresseur, l’occupant, mais aussi la patrie des droits de l’Homme, une terre qui guide les « réformateurs » et accueille les réfugiés venus d’Orient. Cette double dimension va irriguer, traverser l’ensemble des autres immigrations en provenance du Sud, de l’Orient : immigrations arménienne, syro-libanaise, turque, égyptienne et, bien entendu, marocaine ou tunisienne.
L’après-guerre d’Algérie va élargir encore cette France arabo-orientale (où les berbères étaient largement majoritaires). La décolonisation n’a pas en effet arrêté l’arrivée des travailleurs immigrés en provenance des anciennes colonies ou des anciens mandats, mais en a diversifié les composantes. Les Algériens arrivent en grand nombre après 1962. Ils sont alors trois cent cinquante mille. Ils seront le double en 1975, le « regroupement familial » jouant son rôle de manière croissante par la suite. D’autres Algériens viendront plus tard, dans les années 90, au moment où se développera une cruelle guerre civile. Mais les travailleurs marocains et tunisiens ont déjà pris le relais, et seront plus de deux millions au total au début des années 2000. Les immigrés en provenance de Turquie ou d’Égypte vont s’y ajouter, aux côtés des migrants et réfugiés du Moyen-Orient ou du Proche-Orient. Population très diversifiée, dont l’adaptation à leur nouvelle résidence sera d’autant plus difficile que leurs ressources sont faibles, et qu’ils se trouvent parfois en situation irrégulière. Au début du XXIe siècle, un tiers des Français sont d’origine immigrée. 8 % des habitants sont des étrangers. Mais un bien plus grand nombre est d’origine étrangère ; Français par acquisition ou par naissance, ils se sont « intégrés », qu’on le veuille ou non, à la nation française.
Maghrébins et Africains — et à un moindre niveau, Asiatiques — constituent indéniablement la grande masse de la nouvelle immigration, migration presque exclusivement urbaine, même si d’autres immigrés viennent encore du « bled », migration de pauvres, même si ce ne sont pas toujours les plus pauvres qui s’en vont. Ce qui ne signifie pas que les conditions de leur installation en France soient bonnes. Les uns et les autres connaissent le travail difficile dans les usines, dans le bâtiment et les travaux publics. Les uns et les autres connaissent le « temps des bidonvilles » dans la région parisienne, à Nanterre ou à Champigny dans les années 60-70, mais aussi dans le Nord et l’Est, ainsi qu’à Lyon et Marseille. Mais, à la différence de ce qui s’était passé pour les Polonais, les Italiens ou même les Espagnols ou les Portugais, peu d’entre eux prennent une place importante dans le combat syndical (jusqu’aux années 80) ou dans la vie politique française. Peut-être parce que le Parti communiste, affaibli en France et en Europe, ne joue plus le rôle qu’il a eu auparavant ; que l’affaiblissement du syndicalisme ne permet plus une véritable insertion par l’adhésion à la CGT ou la CFTC ; et que la religion, l’islam pratiqué par nombre d’entre eux, a pris le relais.
Ajoutons que pour tous ces immigrés, le problème politique majeur a été celui de la décolonisation, avec une opposition au système colonial, ce qui a compliqué le rapport à la France. Ce seront leurs enfants, « Français nés en France », qui se lanceront dans l’aventure citoyenne pour l’égalité des droits et le refus du racisme. En particulier, avec la « Marche des Beurs » de 1983, véritable coup d’envoi d’une nouvelle époque où se conjuguent appartenance à la citoyenneté française et fidélité à la mémoire des pères. Nous allons fêter le 30e anniversaire de cette « marche » et ce livre permet sans aucun doute de dresser une mise en perspective des trois dernières décennies et des enjeux du présent.
Dans un texte précédent, nous écrivions, que le « travail historique aide à sortir de ce dilemme entre trop-plein et absence de mémoires. L’historien qui cherche à expliquer l’événement n’est pas un juge imposant un verdict définitif à la place de la société. Il maintient ouverte la porte des controverses citoyennes, car il prête attention aux conditions de son époque pour sortir de la rumination du passé et des blessures mémorielles. Ce faisant, il recrée sans cesse les outils d’un travail de mémoire jamais clos ». C’est ce à quoi nous invite cet ouvrage, La France arabo-orientale, et les quarante historiens, sociologues et spécialistes qui portent et croisent leurs regards sur cette histoire riche et méconnue. Ils nous apprennent que la France a été pour tous ces hommes et ces femmes qui sont venus s’y établir, non pas un lieu du « sang et du sol », mais une langue et une culture dont ils se sont faits progressivement les interprètes, qu’ils ont renouvelées et enrichies en les mêlant à d’autres cultures et traditions. Ils ont cimenté et créé l’unité d’un monde culturel à base de francophonie, dépassant les frontières étatiques et pénétrant au sein des cultures maghrébines, africaines, orientales. Ils poursuivent la tradition d’une culture française qui ne vit pas repliée sur elle-même, mais s’enrichit avec les apports d’un Sud si proche.
Ce livre arrive ainsi à son heure, car il nous fera découvrir d’autres chronologies, formant de la sorte une histoire globale dépassant les seuls rapports à la religion, à la guerre, à l’affrontement. Cette nouvelle dynamique postcoloniale s’inscrit au cœur du récit national, au cœur de nos enjeux du présent, tout comme l’avait été, en 2011, La France noire.
Benjamin Stora