Marraine du Djebel
De Isabelle Laurent.
Préface Benjamin Stora
Broché - format : 15,5 x 24 cm
Editeur Michalon Eds
ISBN : 978-2-84186-917-6 • À paraître le 4 avril 2019 • 240 pages
Préface.
Une fidélité sensorielle. Par Benjamin Stora.
Voici le merveilleux livre d’un amour qui se construit doucement entre une jeune institutrice et un jeune soldat, perdu au milieu de la guerre d’Algérie. Le récit progresse en partie par le dévoilement progressif de lettres intimes, pleines de vérités, d’émotions contenues. Pierre et Georgette vont s’écrire pendant deux ans, entre 1958 et 1960, un moment charnière où l’Algérie française a basculé. Le 16 septembre 1959, le général de Gaulle s’est prononcé pour l’autodétermination en Algérie. Le 16 septembre, précisément le jour de l’anniversaire, de Pierre, le jeune « héros » de ce livre (né en 1936).
Dans le récit d’Isabelle Laurent, et dans cette correspondance entre les deux jeunes gens, se dessine le portrait de la génération du djebel. Des hommes qui ne connaissaient rien de l’Algérie en guerre. Venant de toutes les origines sociales (des fils de commerçants, de paysans, d’ouvriers), de toutes les régions de métropole, les voici éblouis par ce pays d’une Afrique si lointaine, et si proche. Voici, sous la plume d’Isabelle Laurent, Claude, ouvrier sur une chaine de montage ; Roger, un garçon des rues et de ses petits larcins ; Stanislas, un fils de commerçant ; Pierre, Louis, Marie, Simon, le père de la narratrice est un paysan originaire des Vosges… Ce livre nous rappelle que des jeunes appelés, nés entre 1932 et 1943, ont été embarqués dans l’aventure algérienne. En tout, plus de un million et demi million de soldats ont traversé la Méditerranée, de 1955 à 1962. L’Hexagone compte alors moins de cinquante millions d’habitants. Parmi ces jeunes soldats, il n’y a que très peu de rêveurs en attente de coutumes et saveurs d’un Orient de légende. Seulement la résignation, la banalisation d’une angoisse et le saut vers l’inconnu. Pour l’immense majorité d’entre eux, c’est pourtant leur premier grand voyage, le départ hors de la province, de l’Hexagone vers un Sud, une colonie lointaine. Et ils verront là des paysages magnifiques qui resteront pour toujours gravés dans leur mémoire. Pour la plupart des jeunes soldats, et ils s’en souviendront encore longtemps, aller en Algérie constituait une première expérience de « tourisme » hors de son village, de son quartier, de sa ville. Les lettres de Pierre mentionnent cette découverte d’un pays resplendissant, plein de la beauté dépouillée des rivages méditerranéens, entre montagnes et désert.
Et très vite, les lettres parlent, malgré la censure postale, d’autres choses. Pierre est jeté dans les nuits de garde, avec la peur incessante d’un ennemi invisible. Horrifié par les cadavres de « rebelles » jetés au milieu d’une route. Intrigué par le comportement des colons qui aiment tant ce pays, et méprisent pourtant les « indigènes » qui travaillent pour eux.
Parti en adolescent, ses camarades et lui reviendront endurcis, et pour certains, cyniques, désabusés. En homme, tout simplement, avec cette vie algérienne « secrète », étalée sur deux ans et demi. Morcelée. Le livre dit, bien sûr, l’ennui et la peur, les drames et les chagrins nés de cette guerre si particulière, sans front bien visible, ni ennemis bien identifiés. Mais ce qui donne à cet ouvrage ce ton, cette coloration si particulière, c’est le lien à la terre éprouvé si fortement entre le personnage principal et les habitants du « bled ». Pierre est un paysan. Dans cette région du Sud Constantinois, près de Soukh-Ahrras il dit sa honte devant les humiliations endurées par les fellahs algériens, obligés de se taire et de soumettre aux caprices d’officiers inconscients.
« Pierre Simon fixait le vieil homme. Il aurait voulu lui demander pardon, lui communiquer en silence la nature même de la réalité, le dos cassé des gens de la terre, un visage ridé de tous les sillons creusés pour retourner son champ. On reconnaissait tous les signes, ceux de l’acharnement au quotidien, des saisons qui se suivent, des années à défier la chaleur, le vent et la sécheresse pour exploiter une vingtaine de figuiers, de dattiers ou d’olives …. (…) Dans sa tête, mais seulement dans sa tête, il s’interposait, volait à son secours pour l’aider à se relever. Son corps de soldat demeurait immobile, ne bougeait pas le petit doigt, il serrait les fesses et les dents ?4
Il y a également dans la désolation mélancolique du paysage après une embuscade, la mort d’un camarade, et le chagrin : « Yvon ne reviendrait pas. Son rire, éteint à jamais, un rire qui sonnait creux et profond comme un rugissement quand il crevait les routines pour les habiller de plaisirs passagers. (…) Comment maintenant continuer sans Yvon ? »
Scènes de guerres, scènes d’abandons et de deuils, assemblées par bribes, de sensations et d’images retrouvées, encastrées dans la mémoire. Les « petites » histoires croisent sans cesse la grande. Le lecteur se retrouve en pleine campagne, en pleine montagne, en plein vent, en plein hiver, ou sous le soleil écrasant d’Algérie. Beaucoup de phrases, en rafales, disent l’ennui, puis la peur et la mort ; le cortège de l’honneur, et de la guerre ; de l’attente et de « l’opération » ; les peines et les joies d’un quotidien.
Le livre raconte encore autre chose. Il dit « l’Après » de la guerre. Le retour dans une France insouciante, n’écoutant pas les soldats partis dans les djebels défendre la France. Pierre attendait, espérait les acclamations de la population. Il ne rencontre que l’indifférence et le silence. Il arrive en gare, en métropole : « Dans le hall de la gare abondaient les civils. Ils vaquaient à leurs occupations sans un regard pour leur jeunesse, ni pour ce qu’elle venait de traverser. Pierre se sentait transparent. Aucun sourire de bienvenu ou d’encouragement, aucune curiosité dans les yeux. Les profils féminins fleurissaient le paysage de leurs robes d’été colorés, les hommes s’accrochaient à leur serviette d’un pas pressé. Se passait il seulement quelque chose de l’autre côté de la mer ? Pierre observait la foule d’un air hébété. » Et seule Georgette, sa marraine, sa bien-aimée, continuera de le soutenir, de le comprendre. Il fait bonne figure : mais que dire, comment parler aux membres de sa famille, à ces Français de 1960 déjà engagés dans la consommation, et pris par les désirs d’oubli d’une guerre, d’ailleurs jamais nommée ?
Isabelle Laurent montre bien dans son beau livre qu’à cette époque de « retour », la guerre d’Algérie fait comme si elle n’existait pas : trois départements français ont simplement subi la loi du « maintien de l’ordre », puis de la « pacification ». Ensuite, l’oubli. Et pourtant……. 15 583 soldats français sont morts au combat ; 7 917 hommes tués, victimes d’accident de la route ou de maladresses dans le maniement des armes ; 35 615 blessés en opérations, et 29 370 blessés pour diverses causes. 80 000 anciens soldats reçoivent, toujours, une pension d’invalidité. Les chiffres eux-mêmes ne peuvent pas tout dire. Beaucoup resteront atteints à jamais dans leur tête, dans leur cœur. Avec ce sentiment diffus d’une guerre livrée sur une terre lointaine, et que l’on a pas compris.
Et puis, l’ouvrage dessine le portrait de Georgette. Une guerre est ce moment particulier de haines et de souffrances, un « monde d'hommes » où l’on respire la poudre, où se devinent les lâchetés et l’héroïsme des combattants. À l’écart du champ de bataille, les femmes seraient-elles condamnées à n'être que des « fantômes » portant le deuil d’un frère, ou pleurant l’absence d’un être aimé ? Souvent, dans les récits de guerre, les femmes paraissent réfugiées dans l’invisibilité, figées dans l’intemporalité, l’immobilité des liens familiaux.
Voici que dans ce livre le lecteur peut appréhender le visage découvert, la présence active, la silhouette d’une femme. Une « marraine » qui écrit, raconte le quotidien de sa vie. Jeune femme sage de 20 ans, dans un « petit pays » d’Alsace, et qui, par ses écrits montre, annonce les libérations féminines de la décennie suivante. Institutrice, elle sait ce qu’elle veut pour sa vie : être libre par le savoir ; garder son indépendance en refusant les facilités que pourraient lui donner sa beauté. Dans les années cinquante-soixante, les femmes se trouvent reléguées au rang de celles qui sauvegardent la morale, le maintien des traditions, la cohésion de la famille. Mais Georgette ne veut plus se contenter de ce statut. Elle impose à sa famille la visite de ce soldat, jamais vu et toujours entrevu par des lettres. Elle l’invite à venir la voir, sans tenir compte des avis, des règles établies. Et Pierre verra enfin Georgette quelques mois après son retour. Il lui dira, cette fois directement, tout son amour. Quelquefois, les lettres des deux amoureux aux teintes passées semblent venir d'une autre rive du temps, de sorte que la guerre laisse une impression de vieux cauchemar éveillé. Car cette correspondance évoque les troubles, les désirs ou espérances d’une vie dans l’après-guerre, ensemble.
L’auteure, Isabelle Laurent, dans des discussions avec son père, entend au plus près restituer ce passé. Elle manifeste ainsi le refus d'une dispersion de la mémoire autour de ce temps englouti. Son écriture comble le vide que laisse la disparition de cette histoire. Elle illustre bien ce que furent ces moments douloureux, ou joyeux, vécus par ses proches. Dans le cœur même de ses lettres-confessions se déclinent un amour naissant, les moments de doutes et d’incertitudes (comment passer du tutoiement au vouvoiement ?) mêlées de souvenirs radieux et disparus. Elle reconstitue le foisonnement des couleurs et des senteurs en nous communiquant cette sensation de bonheur autour d’une rencontre improbable entre une « marraine » et un soldat. Cette fidé1ité sensorielle ne peut que toucher le lecteur.
On voit ainsi que la guerre d’Algérie n’est pas seulement un mal de vivre, ni le traumatisme d’une poignée de « soldats perdus ». Tout un peuple, une société s’est trouvée concernée. Cette génération active, présente dans tous les coins et recoins de la société française, est longtemps restée « muette ». En fait, on ne l’entendait pas. Souvenirs emmurés, que les enfants de ceux du contingent commencent peu à peu à découvrir. Des textes qui valent pour hier, mais aussi pour toujours, c’est-à-dire pour aujourd’hui. Des écrits de toutes les guerres.
Benjamin Stora.