Les Algériens en France, une histoire politique
Des jeunes exaspérés et des quartiers en ébullition, des protestations et des peurs qui se répandent d’une « communauté » à l’autre : c’est peu de dire aujourd’hui que la question des enfants de l’immigration en provenance des anciennes colonies (maghrébine ou africaine) est sur le devant de la scène en France. Mais autour des réponses possibles à cette situation dangereuse, tout est vu, souvent, par le seul prisme du religieux, celui de l’Islam. Cette référence est bien sûr décisive. Mais elle n’est pas la seule si l’on veut bien se donner la peine de comprendre les enchaînements historiques d’une telle situation. Et concernant l’immigration algérienne, une des plus anciennes en France[1], très enracinée socialement et culturellement, il y a bien d’autres histoires à raconter. En particulier celle de l’engagement politique.
Cet ouvrage, paru aux Éditions Fayard sous le titre Ils venaient d’Algérie en 1992, a été l’un des premiers à faire resurgir l’histoire politique oubliée de l’immigration algérienne en France, de la première guerre mondiale en 1914 à la fin de la guerre d’Algérie en 1962. Il est la version condensée d’une thèse d’Etat en histoire, soutenue en 1991 à l’université de Créteil sous la direction du professeur Charles Robert Ageron. La masse imposante d’archives consultées à l’époque (comme les sources policières ou les documents internes de l’activité militante), nécessaire à l’élaboration de ce travail universitaire n’a pas pu être conservée au moment de la publication. Il a en effet fallu pour la première édition réduire considérablement le volume de cette thèse, près de 1 300 pages, et réécrire le tout pour permettre une lecture facile. Mais l’essentiel du propos a été conservé.
Depuis, d’autres études universitaires ont vu le jour, comme le travail de Linda Amiri, en 2003 sur l’histoire de la Fédération de France du FLN ; de Laure Pitti, en 2005, sur les ouvriers algériens à Renault-Billancourt, de la guerre d’Algérie aux grèves d'OS des années 1970 ; ou de Naima Yahi, en 2008, sur l’histoire culturelle de l’immigration algérienne en France. Des films de fiction aussi ont été réalisés sur les immigrés algériens en France comme le beau film de Boualem Guerdjou, en 1999, Vivre au paradis qui raconte la vie d’une famille ouvrière dans les bidonvilles de la région parisienne, dans les années 1950 ; ou Nuit noire d’Alain Tasma, en 2005, qui montre la terrible répression d’octobre 1961. Toutefois, cette histoire de l’après-indépendance algérienne et de l’installation définitive dans la société française reste encore largement à écrire.
Il s’agissait d’abord dans cet ouvrage de remettre en question un stéréotype selon lequel la présence algérienne en France débuterait avec la guerre d’Algérie. Comme le lecteur le verra, la réalité est plus complexe. Les Algériens sont arrivés en métropole dès les années 1920. Cette immigration est alors essentiellement originaire de Kabylie et représente, à la veille de la seconde guerre mondiale, près de cent mille personnes. Elle est relativement âgée, les candidats à l’exil ont souvent la trentaine : des paysans envoyés par leur village avec, pour mission, de renvoyer des mandats postaux à leur famille. La première vague, celle de l’entre deux guerres, a laissé des empreintes en se fixant en région parisienne, dans la région lyonnaise, marseillaise ou encore dans le Nord-Pas-de-Calais : les Algériens ont épousé la carte de l’industrialisation de la France.
Ce livre raconte par ailleurs la naissance compliquée des organisations politiques algériennes en France. En 1926, Messali Hadj - le père fondateur du nationalisme algérien chez qui de nombreux responsables du Front de Libération Nationale (FLN) de la guerre d’Algérie feront leurs armes - crée l’Etoile Nord-Africaine (ENA). Interdite par les autorités coloniales, l’ENA sera remplacée par le Parti du Peuple Algérien (PPA) en 1937, puis par le Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD) en 1946, qui, à sa dissolution le 5 novembre 1954, donne naissance au Mouvement National Algérien (MNA). Ces formations, qui se situent à mi-chemin entre l’idée républicaine et socialiste, et le sentiment d’appartenance à une identité religieuse, seront de formidables machines à rassembler et à sensibiliser les Algériens à l’injustice coloniale. Le FLN, dans la lignée également du MTLD fondé par Messali, (mais en opposition avec lui) verra le jour en novembre 1954.
Dans les baraquements du bassin minier du Nord de la France ou dans les cafés-hôtels des banlieues de la région parisienne, les hommes de Messali Hadj sont venus à la rencontre des immigrés pour leur prêcher la « bonne parole ». Dès les années 1930, les cafés-hôtels deviennent ainsi des lieux de vie et de mémoire. On y prend les nouvelles du « bled », on y écoute de la musique, on y recherche du travail ou on y fait la prière du vendredi. Le sentiment national va naître de l’exil. Loin de sa terre l’on découvre l’entre soi, une connivence avec d’autres exilés.
Dans le cadre colonial, il est difficile de s’organiser : il est paradoxalement nécessaire de rejoindre cette France, à laquelle il va falloir s’opposer, pour être en mesure de mettre en place un mouvement politique moderne.
Ce travail insiste ensuite sur la modification progressive de cette immigration d’« hommes sans nom », car comment appeler ces Algériens, qui ne sont pas de « vrais » citoyens français, mais se trouvent relégués dans leur condition d’« indigènes musulmans » ? Une seconde vague débarque entre 1945 et 1954, entre la fin de la deuxième guerre mondiale et le déclenchement de la guerre d’Algérie. Les hommes viennent maintenant de toutes les régions : du Constantinois (Est), fuyant la famine de 1944-1945, et de l’Ouest algérien. Les années 1950-1952 voient surtout le début de l’immigration familiale. On assiste alors à une autre construction de l’exil algérien. Celui-ci va s’enraciner. Ces immigrés sont davantage formés que leurs prédécesseurs. Ils comptent de nombreux ouvriers qualifiés qui investiront notamment les grands bastions de la métallurgie. La grande majorité de ces ouvriers rejoignent les syndicats, essentiellement la CGT. Ils sont surtout fortement engagés politiquement dans la Fédération de France du Parti du Peuple Algérien-Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (PPA-MTLD), qui compte, avant 1954, près de 10 000 militants sur les 200 000 Algériens de France.
Ce sera l’occasion de révéler différentes figures, attachantes, dans la vie politique de l’immigration. Comme celle de Embarek Filali, qui longtemps dirigera la Fédération de France du PPA-MTLD, puis sera assassiné par d’autres nationalistes, ceux du FLN en octobre 1957. Cela permettra également de rendre compte de différentes questions posées par ces militants immigrés, questions qui ont conservé une brûlante actualité. Ainsi, au moment de la « crise berbériste » de 1948-1949, le mouvement nationaliste est alors agité sur l’identité d’une future Algérie indépendante. La nation à venir doit-elle se revendiquer comme uniquement arabe et islamique, ou doit-elle également souligner toutes ses particularités, notamment berbères ? On sait que les tenants du dogme arabo-islamique l’emporteront. Mais ces coups d’éclat auront cependant eu le mérite de provoquer de nombreux débats dans l’immigration.
Avant la guerre d’Algérie, les ouvriers exilés menaient ainsi une double existence. Une fois les sirènes des entreprises éteintes, la vie du militant débutait. Même si la plupart étaient d’un faible niveau d’instruction, les immigrés se passionnaient pour la politique. Ils discutaient ou écoutaient beaucoup la radio, lisaient ou se faisaient lire les journaux. L’image de l’immigré, ouvrier sans mémoire, sans politique, sans passé, malheureusement encore tenace aujourd’hui, ne correspond donc vraiment pas à la réalité.
Ce livre s’attarde bien évidemment sur la séquence décisive de la guerre d’Algérie, et sur la façon dont elle a été vécue par les immigrés algériens en France. Entre les violences policières françaises, comme la nuit tragique du 17 octobre 1961 où périrent de nombreux Algériens en plein Paris, et les cruels règlements de compte entre nationalistes algériens, ceux du MNA de Messali Hadj et ceux du FLN, l’immigration algérienne a été confrontée a un moment terrible de son histoire. La « lutte fratricide » empruntera davantage aux excès passionnels et sanglants qu’aux principes de la lutte révolutionnaire. Entre 1956 et 1961, elle fera 4 000 morts et 12 000 blessés, uniquement en métropole.
Comme beaucoup de membres de mouvements clandestins, les pères ou les grands pères des « beurs » d’aujourd’hui ont nourri la culture du secret. Plusieurs décennies après la fin de la guerre d’Algérie, ils hésiteront à parler. Certains, décédés, ont emmené avec eux des pans entiers d’une histoire tragique. Dans l’immigration, cette histoire est très difficile à affronter.Ce livre évoque enfin, comment, de la fin de la guerre d’Algérie à aujourd’hui, les enfants de ces premiers militants algériens se sont trouvés projetés dans la société française. Une société frappée d’amnésie à l’égard de ce qu’on n’osait pas encore appeler une guerre.
Dans les années 1960-1970, ils sont encore élevés dans l’idée de « retour » au pays. Certains s’engagent pourtant directement dans la vie politique française, comme les « événements » de 1968, les manifestations lycéennes de 1973 ou les actions étudiantes de 1976. Une avant-garde se politise aux côtés des mouvements politiques maghrébins en France, dans les luttes de foyer Sonacotra ou dans les comités en faveur des Palestiniens. Les « enfants de l’immigration », comme on les appelait alors, se battent sur le front de l’antiracisme, contre les meurtres d’adolescents dans les cités, et pour l’égalité des droits civiques. Des reportages commencent à apparaître sur les chaînes de télévision sur ces enfants « remuants » de l’immigration maghrébine (car arrivent dans les années 1970, d’autres migrants en provenance d’autres pays du Maghreb, du Maroc et de la Tunisie). Des aventures citoyennes apparaissent au travers de journaux comme Sans Frontière en 1978, ou Baraka en 1984. Une étape s’achève avec la marche de 1983, dite « marche des beurs » celle de la fin de l’espoir du « retour » dans le pays d’origine. La nouvelle « population », française, entend s’inscrire dans les débats et les combats livrés en France.
Ce livre entend seulement restituer une mémoire rarement transmise des luttes politiques, sociales et culturelles des années 1920 aux années 1970. Il vise à établir une filiation entre les générations de la société française d’aujourd’hui.
Benjamin Stora, mars 2009.
[1] Sur l’histoire générale de l’immigration, voir Immigrances, Histoire de l’immigration en France au XXe siècle, sous la direction de Benjamin Stora et Émile Temime, Paris, Hachette Littératures, 2007.