Denise Brahimi.
Parmi ses nombreux travaux historiques consacrés à la guerre d’Algérie, Benjamin Stora a plusieurs fois choisi d’étudier les sources particulières qui proviennent de la mémoire visuelle et l’on comprend grâce au livre dont il est question ici ce que signifie cette expression, renvoyant évidemment à des images, dont il existe plusieurs sortes. L’auteur en étudie successivement trois catégories, les images fixes, c’est-à-dire les photographies, les images en mouvement c’est-à-dire le cinéma, et en troisième lieu les images documentaires sous une forme télévisuelle, dont il parle principalement à partir de ses propres travaux. Ce triple fonds est évidemment très riche alors que certains se plaignent encore d’un manque qui n’est véritable que dans quelques cas très précis. Pour le reste, c’est plutôt pléthore, ce qui n’est pas forcément très bon non plus, car il faut alors faire du tri, analyser, et c’est un peu de cela qu’il est question dans la première des trois parties du livre.
Pour toute la période de la guerre d’Algérie, ce sentiment d’un surplus ou d’un trop- plein vient pour une large part du fait que les images ont été un moyen de propagande important au service du gouvernement colonial et pour glorifier le rôle de l’armée française contre la « rébellion ». A cela s’ajoute que les hommes du contingent ont eux-mêmes mis beaucoup d’images en circulation, sans doute pour montrer ce pays si nouveau qu’ils découvraient et le partager au moins un peu avec leurs familles ; et dans l’idée aussi que ces clichés seraient sans doute tout ce qui leur resterait de cette aventure s’ils en réchappaient. Mais à cet égard, les grands fournisseurs d’images ont été les professionnels c’est-à-dire, principalement, un magazine comme Paris-Match ou l’agence France-Presse.
Il est certain que nombre de photographes, tels que René Bail ou Marc Flament, ont participé à cette vision propagandiste en faveur de la présence française. Cependant, il se trouve que beaucoup d’entre nous ont été marqués par l’œuvre d’un photographe humaniste mort aujourd’hui (en 2020), Marc Garanger, appelé du contingent dans les années 1960-62 qui a su dire en montrant des images d’Algériens et d’Algériennes (beaucoup de femmes ont été obligées de lui montrer leur visage pour des relevés d’identité) toute la détresse et l’humiliation qu’ils et elles ressentaient.
Pendant le même temps, c’est-dire la période de la guerre, les images sont évidemment beaucoup moins nombreuses du côté des combattants algériens. Benjamin Stora souligne le déséquilibre de cette production, qui fait que « les Algériens sont donc les grands absents des représentations de ce conflit ».
La rareté des images, à dire vrai impressionnante voire troublante, s’explique autrement pendant ce qu’on appelle parfois la deuxième guerre d’Algérie, la guerre civile de 1990 à 2000. Beaucoup de gens n’ont gardé en mémoire que la figure iconique d’une femme de Bentalha, banlieue éloignée d’Alger où eut lieu un massacre terrible en 1997. Il y eut pourtant, pendant toute cette période, un travail exceptionnel accompli par un photographe suisse, Michael Von Graffenried, auquel on doit en particulier deux images remarquables des obsèques de Mohamed Boudiaf, le Président assassiné en 1992.
Les images de films sont davantage connues, du moins pour certaines d’entre elles.
Pendant la guerre, 18 films ont été censurés, dont le film de René Vautier, « L’Algérie en flammes » en 1957 et « Le Petit Soldat » de Jean-Luc Godard qui, tourné en 1960, ne sortit qu’en 1963. La production a été particulièrement fournie pendant la période de l’après-guerre, de 1960 à 1970 : on compte une quarantaine de films, qui sont l’œuvre de réalisateurs aussi bien français (Dominique Cabrera, Alexandre Arcady) qu’algériens (Merzak Allouache), sans parler de l’Italien Gillo Pontecorvo dont le film « La Bataille d’Alger » est peut-être le plus connu de cette période et fut couronné par le Lion d’or de Venise en 1966. Mais le cinéma algérien reçut sa consécration officielle avec la Palme d’or du Festival de Cannes attribuée en 1975 à Lakhdar Hamina pour sa « Chronique des années de braise ». Un film vraiment fait pour les amateurs d’histoire car il retrace avec beaucoup de soin les 15 années qui précèdent la guerre d’Algérie et qui y conduisent.
A notre époque le meilleur moyen de diffuser des images est évidemment la télévision, et Benjamin Stora est bien placé pour en parler puisque il a fait lui-même le choix de l’utiliser. La base de la documentation est dans les archives, celles de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) et dans ce cas précis, celles de l’armée française. Il y a plus de trois décennies que B. Stora travaille à les mettre à profit, depuis 1991 pour un documentaire de 4 heures intitulé « Les Années algériennes », en collaboration avec B.Favre et P.Alfonsi, jusqu’à celui de 5 heures en collaboration avec Georges-Marc Benamou, diffusé récemment par la chaîne de T.V France 2 sous le titre « C’était la guerre d’Algérie » (2022).
Si les images, en elles-mêmes, ne détiennent pas la vérité, elles sont un moyen très précieux de l’établir. Encore faut-il des historiens capables de les lire et de les interpréter. Ils sont des guides indispensables pour ce que Benjamin Stora appelle « le voyage mémoriel ».
Denise Brahimi