« C'est nous les Africains qui revenons de loin », s'époumonaient jadis les coloniaux. La gauche revient d'à peine plus près, selon l'historien Benjamin Stora, qui publie avec le journaliste (collaborateur du Point) François Malye: François Mitterrand et la guerre d'Algérie (Calmann-Lévy, 308 p., 18€). Il s'agit de la version imprimée d'une enquête dans les archives et auprès de survivants ayant donné lieu à un documentaire que diffusera, sous le même titre, France 2, jeudi 4 novembre vers 23h. Mediapart le présentera en avant-première à Paris (Espace Confluences), lundi 25 octobre à 19h.
Réalisé par Frédéric Brunnquell, qui joue avec grâce des contrastes et des harmonies entre la couleur et le noir et blanc, ce film, sans voyeurisme aucun, approche au plus près de ce que furent les séances de torture et les exécutions capitales, dans une Algérie constituant alors trois départements français. Ceux qu'on appelait «indigènes» ou «musulmans», puis «terroristes», témoignent: la combattante du FLN Louisette Ighilariz, toute de dignité ravagée par les souvenirs cauchemardesques, Yassef Saâdi, chef du FLN d'Alger, ou Abdelkader Guerroudj, chef du «groupe action» du parti communiste algérien, qui subit le supplice de l'eau comme celui de l'électricité.
Un représentant des exécuteurs qui passèrent à l'acte prend la parole, en la personne du colonel Antoine Argoud, qui jouait déjà les matamores dans Français si vous saviez (1973) d'André Harris et Alain de Sédouy. Ici, il évoque ces fusillades pour l'exemple sur la place des villages, qu'il revendique, au contraire des «corvées de bois», ces assassinats en catimini commis par la soldatesque française.
Et puis il y a un témoin issu de la haute fonction publique, Jean-Claude Périer, secrétaire du Conseil supérieur de la magistrature en 1956, où il devait siéger ensuite, sous les septennats de François Mitterrand, comme représentant du Conseil d'État. Né en 1922, il déclare au téléphone à Mediapart, qui le distrait de sa retraite: «Le président Mitterrand, fut, de mon point de vue, un réel homme d'État, qui tentait de s'élever au rang de sa fonction, même s'il y avait chez lui un tropisme plus esthétique que moral. En revanche, du temps de sa carrière ministérielle sous la IVe République, il était effrayant d'ambition jamais réfrénée. Ce n'était pas un combattant, c'était un partisan.» François Mitterrand: une maturité française...
François Mitterrand, garde des Sceaux du cabinet Guy Mollet qui dura seize mois (un record de longévité!), approuva en 1956 la décision d'exécuter les peines capitales prononcées tels de lourds avertissements en Algérie, au cours d'une réunion secrète du gouvernement, qui vit ses collègues de la gauche (Pierre Mendès France, Alain Savary et Gaston Defferre) voter contre. Quarante-cinq condamnés à mort furent guillotinés de par la responsabilité de François Mitterrand ministre de la Justice, qui refusait presque systématiquement la grâce, laisse entendre dans le film Jean-Claude Périer. Ce que confirment les archives.
L'essentiel des faits était connu grâce aux ouvrages de Jean-Luc Einaudi (Pour l'exemple, l'affaire Fernand Iveton, 1986), ou Emmanuel Faux, Thomas Legrand, Gilles Perez (La Main droite de Dieu: enquête sur François Mitterrand et l'extrême droite, 1994), également grâce à la thèse de Sylvie Thénault sur les magistrats dans la guerre d'Algérie (2000). Mais Benjamin Stora et François Malye systématisent la question en révélant son ampleur.
Certes, François Mitterrand connaît un effet de loupe du fait de sa trajectoire politique postérieure. Son principal concurrent à l'époque, le radical Maurice Bourgès-Maunoury (1914-1993), qui héritera de la présidence du conseil guignée par Mitterrand après la chute du gouvernement Mollet, mériterait une étude encore inexistante, lui qui occupa sans relâche la Défense ou l'Intérieur entre janvier 1955 et mai 1958.
Mais il se trouve que le futur président abolitionniste de la peine de mort s'est compromis, dans le bourbier algérien, au-delà de ce que «le peuple de gauche» imagine encore aujourd'hui. Le film et le livre ont été de surcroît entrepris à un moment où, âgés, certains témoins d'alors (Roland Dumas, André Rousselet), ou rétrospectif (Robert Badinter), acceptent, avec précaution voire doigté, de réévaluer la petitesse passée de leur éternel grand homme...
D'où un effet soit sidérant soit lancinant – «c'est selon», comme aimait à dire François Mitterrand! –, sur lequel nous avons voulu revenir avec Benjamin Stora.
Mediapart: Abordez-vous la politique répressive, menée par la France en Algérie à partir de 1954, sous l'angle du «crime de bureau» ?
Benjamin Stora: Voilà une expression utilisée à propos de la Seconde Guerre mondiale. Je me méfie des termes qui circulent d'une séquence à l'autre, en avivant l'anachronisme. En revanche, nous avons braqué nos projecteurs sur le personnel politique et donc sur les institutions républicaines. Trop peu d'attention avait été jusqu'à présent portée sur les pratiques politiques propres à la guerre d'Algérie. On a insisté sur les militaires (Massu, Bigeard, Salan, voire... de Gaulle à partir du 13 mai 1958), ce qui est logique. Quand on évoque la torture, ce sont d'abord les conduites militaires qui viennent à l'esprit.
Or si vous examinez les directives ministérielles, si vous analysez la composition des cabinets de cette époque, vous découvrez que l'instabilité chronique de la IVe République, qui a occulté notre mise en perspective institutionnelle, masque un pouvoir bien réel, qui proposait, décidait, permettait de conduire la guerre. Le poids indéniable des militaires, à partir de 1957 et de la bataille d'Alger, ne doit pas empêcher de réévaluer la responsabilité des hommes politiques. Notre travail participe d'un examen au grand jour – nous visons un public large – d'une conduite de gouvernement et d'une culture politique. Il était peut-être temps de «démilitariser» l'histoire de la guerre d'Algérie, sans évacuer la responsabilité de l'armée : quand on ouvre un chantier, ce n'est pas pour en occulter un autre...
La responsabilité de Guy Mollet ou de Robert Lacoste était dans l'esprit public. En revanche, vous nous amenez à comprendre comment François Mitterrand, dans des ministères inconfortables (l'Intérieur puis la Justice), dut donner des gages supplémentaires en tant qu'homme de centre-gauche: il était tenu. Être réformiste, à de tels postes, devenait-il une circonstance aggravante en cas de conflit colonial?...
C'est une question quasiment culturelle, qui renvoie à l'attitude traditionnelle de la gauche en France par rapport au projet colonial. Profondément jacobine, universaliste et assimilationniste, la gauche – Gambetta, Clemenceau, y compris Jaurès d'un certain point de vue (il s'attaquait à l'inhumanité du colonialisme et non à ses racines) – a voulu «émanciper les indigènes» au plus fort de la IIIe République.
Il y a une survivance de cette histoire, jusqu'au bout. Quand des hommes comme Mollet ou Mitterrand arrivent au pouvoir, ils ont pour ambition de rectifier le projet colonial pour le mettre réellement en œuvre et donc atteindre l'égalité, l'intégration, l'assimilation originellement promises. Mais la colonisation réelle s'est opposée à la colonisation rêvée (faire le bonheur des peuples, y compris contre leur gré): les colons, dont les intérêts étaient défendus dans les partis de gouvernement de l'époque, refusèrent toute mise en œuvre effective d'une politique de gauche en la matière, depuis la mise en échec du projet Blum-Violette (1936). Mitterrand comme Mendès France en ont fait les frais, accusés de brader l'empire.
Ils ne voyaient ni ne comprenaient, en face, la concurrence d'un projet national. Le nationalisme «indigène» n'existe pas à leurs yeux.
Ce nationalisme n'était-il pas perçu comme un danger religieux ?
Il y avait à la fois le stéréotype ancien, lié à l'installation du christianisme en terre d'islam au XIXe siècle, mais qui venait se télescoper avec une donnée contemporaine: le communisme international. Les nationalistes algériens étaient perçus comme des pions de Moscou.
Telle n'était pas la vision des communistes français, quand ils votèrent les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet en mars 1956...
Effectivement, la métropole évacuait du nationalisme algérien toutes ses composantes républicaines, socialistes, panarabes. La méconnaissance était absolue envers cet univers lointain, exotique, folklorisé. L'altérité était radicale : on ne savait pas qui ils étaient. Mollet, comme Mitterrand, n'a jamais rencontré Messali Hadj (1898-1974). Ils l'ignoraient. Tout comme ils ne savaient pas qui étaient les chefs réels du FLN (aucune tentative de les rencontrer après leur arrestation). Tout est géré par l'appareil administratif répressif. On dépêche des commissaires de police, mais rarement des émissaires politiques.
La grave erreur initiale de François Mitterrand fut sa dissolution, le 5 novembre 1954, du MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratique), principale formation nationaliste alors forte de 20.000 militants; dont des élus du deuxième collège qui siégeaient dans les mairies. Tout ce monde bascula dans la clandestinité, ce qui précipita la guerre et favorisa la radicalisation. Le manque de discernement était totale au sommet de l'État!
N'est-ce pas lié à la logique coloniale qui, tout en clamant chercher «un interlocuteur valable», favorise toujours le pire et une spirale de la violence?...
Bien entendu. Cette politique de diabolisation menée par Paris lui a fait ignorer Ferhat Abbas (1899-1985) et son mouvement réformiste, l'UDMA (Union démocratique du manifeste algérien), qui n'était pas indépendantiste avant 1954, mais partisane du fédéralisme et, dans ses moments les plus radicaux, d'une certaine autonomie teintée de francophilie...
Or Ferhat Abbas, très populaire, a été arrêté le 8 mai 1945, parce que considéré, lui, le pharmacien ultra modéré, comme le principal responsable du soulèvement et des massacres de Sétif ! Ce républicain musulman, qui n'avait rien d'un révolutionnaire, fut condamné à mort et rédigea même un testament dans l'attente de son exécution... Vous imaginez ce que c'était pour les autres!
Le documentaire présente une déclaration de Guy Mollet en 1956, qui nie clairement l'égalité: la majorité «musulmane» doit respecter la minorité «européenne». Comment conciliait-il un tel propos et l'oriflamme démocratique?
Les socialistes français, au nom de leur projet émancipateur, ne distinguaient pas la logique coloniale, qui fabrique, par définition, de l'inégalité. Ce système colonial demeurait dans leur angle mort parce que la France républicaine ne pouvait, à leurs yeux, qu'apporter finalement l'égalité. Il était inconcevable que l'inégalité vînt précisément de la France...
À cet aveuglement de principe, Mitterrand ajoutait un aveuglement volontaire et personnel, au nom de la préservation de sa carrière politique...
Contrairement à Pierre Mendès France, Alain Savary et Gaston Defferre, qui se sont conduits en véritables sociaux démocrates.
Alors comment Mitterrand a-t-il pu, dès 1965, se poser en champion d'une gauche qu'il avait trahie neuf ans auparavant avec tant d'aveuglement et de cynisme?
François Mitterrand a réussi le coup politique de prendre à gauche toutes les figures morales de ce camp devenu sien, avec la publication, en 1964, du Coup d'État permanent. Les humanistes pondérés, Pierre Mendès France en tête, étaient déligitimés par ce pamphlet torrentiel appelant à la destruction d'une Ve République bonapartiste. Pas d'ennemis à gauche: Mitterrand s'imposait grâce à sa radicalité anti-gaulliste.
François Mitterrand avait du reste tenté auparavant d'intégrer le PSU. Michel Rocard, ou plutôt ses amis assure-t-il prudemment, avaient stoppé la manœuvre. Le PSU ayant eu le beau rôle durant le conflit algérien, Mitterrand tentait de se refaire une virginité en le rejoignant. Dès 1962, Mitterrand se lance donc dans des procédures d'effacement pour faire oublier son passé Algérie française.
Ensuite, quand il s'empare du PS en 1971, il s'allie avec l'aile marxisante du Ceres de Jean-Pierre Chevènement et Didier Motchane, puis signe l'année suivante le programme commun avec le parti communiste, prenant encore une fois tout le monde à gauche. Les communistes n'avaient pas intérêt à soulever le passé algérien de Mitterrand, qui eût renvoyé au leur, pas très reluisant non plus. Mitterrand, en dix ans, de 1962 à 1972, avait rayé des mémoires son antécédent colonial.
Vous n'aimez pas mêler les séquences, disiez-vous d'entrée. Néanmoins, François Mitterrand est un formidable récapitulatif de séquences : l'Occupation, la guerre d'Algérie, voire mai 68...
Il s'inscrit dans une conception de la France et de son histoire, qui relève de la culture d'État. D'où son alignement, auquel mit fin Jacques Chirac en juillet 1995, sur la conception gaullienne de la parenthèse de Vichy qui n'aurait rien à voir avec la République. Mitterrand n'avait pas la culture politique «d'en bas», celle des mouvements sociaux et politiques de mobilisation et de contestation.
Quand il arrive à l'Élysée en 1981, il ne permet pas aux militants politiques, syndicaux ou associatifs d'accéder au pouvoir. La plupart de ses ministres sont des hauts fonctionnaires, qui forment l'ossature du mitterrandisme. Aucun des anciens militants trotskystes ayant alors rejoint le parti socialiste, n'est devenu ministre. Et ce n'est pas faute de l'avoir désiré ! Ils n'étaient pas issus du moule étatique, avec ses grandes écoles, ses grands corps, avec les réflexes, les codes, les méthodes et les pratiques appropriés...
21 Octobre 2010 Par Antoine Perraud