Pourquoi quoi a-t-on pris du retard dans l’enseignement de l’histoire coloniale et de la guerre d’Algérie en France ?
Benjamin Stora : Une grande partie de mes travaux depuis un demi-siècle porte sur ce sujet. En dépit du travail des historiens persiste cette impression de vide. De fait, au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, il y a eu plusieurs types d’oubli : avant tout, un oubli nécessaire pour vivre. Les principaux groupes porteurs de cette mémoire ne pouvaient pas se construire dans le ressassement. Ils voulaient avancer dans la société française d’autant que, dans les années 60-70, cette société est emportée par le vent de la modernisation. D’un côté, les harkis, les pieds-noirs et les anciens appelés veulent oublier pour refaire leur vie mais la société toute entière veut elle aussi sortir de la guerre qui avait commencé en 1939 et continué avec les guerres d’Indochine et d’Algérie. Il y a d’autres types d’oublis plus complexes à analyser : un oubli méthodique organisé par l’État, à travers toutes les lois d’amnistie votées, prévues dans les accords d’Evian, qui prévoient qu’aucun procès ne soient intentés contre les acteurs de cette guerre. Il y a ensuite la loi de 1964, celle de 1968 qui fait revenir et amnistie les anciens partisans de l’OAS, celle de 1974 qui indemnise les « rapatriés », enfin la loi de 1982 qui absout les généraux putschistes… Il y a enfin un oubli lié à la mauvaise conscience d’une société qui ne pouvait faire face aux exactions commises, à la violence de la pénétration coloniale, à l’abandon des harkis. La culpabilité favorise l’oubli.
Il y a eu aussi un oubli du côté algérien…
B.S : Il entre en résonnance avec le nôtre. Les Algériens ont eux aussi reconstruit une histoire qui oubliait des pans entiers de leur propre histoire, les partisans de Messali Hadj, de Ferhat Abbas, et même certains leaders de la révolution, comme Hocine Aït Ahmeb, Mohamed Boudiaf.
A quel moment sort-on de l’oubli ?
B.S : Dans les années 90. Des éléments nouveaux forcent le blocus de l’oubli : la possibilité pour les chercheurs d’accéder aux archives trente ans après l’indépendance. Un récit historique construit sur le plan universitaire peut ensuite être transmis dans le secondaire. La guerre civile qui oppose l’État algérien aux islamistes a obligé les Algériens et les Français à revenir sur la première guerre d’Algérie. Comment cet islamisme triomphant a-t-il pu exister dans le pays ? Par ailleurs, les acteurs de cette période, sentant leur fin proche, ont commencé à parler : les mémoires du général Aussaresses, son aveu de l’assassinat de l’avocat Ali Boumendjel, ont été un coup de tonnerre. Enfin, en 1999, l’Assemblée nationale décide de voter une reconnaissance officielle de la guerre d’Algérie, sous la pression des associations d’anciens-combattants. Dans la foulée, en 2001, un premier colloque d’historiens examine l’enseignement de cette guerre. C’est la première fois qu’on se demande si la guerre d’Algérie doit entrer dans les manuels scolaires !
Dans le même temps, la société française bouge-t-elle sur ce sujet ?
B.S : Des groupes porteurs de mémoire se manifestent : les enfants de harkis ; ceux de l’immigration algérienne qui se battent pour que la date du 17 octobre 1961 soit reconnue dans le calendrier officiel en France.
Diriez-vous que persiste dans notre pays aujourd’hui un impensé colonial ?
B.S : On est sorti de l’oubli, mais en ordre dispersé. On est entré dans une guerre des mémoires qui se sont communautarisées. Chacun veut que soient reconnues sa date commémorative, sa souffrance, son histoire sans dresser de passerelle avec les autres. C’est compliqué de fabriquer un récit consensuel autour de la question coloniale.
La question de l’Algérie recouvre toute la problématique coloniale…
B.S : Le fait d’avoir quitté des territoires considérés comme français a créé une crise, avec la montée en puissance d’un néo nationalisme qui refuse absolument de considérer la question coloniale de manière négative mais la voit comme une grandeur perdue. Dans la guerre des mémoires, il y a ceux qui veulent regarder en face cette histoire avec ses ombres et ses lumières et ceux qui ne veulent en considérer qu’un seul aspect : l’histoire de la grandeur française qui fabrique l’identité politique du Front national.
Depuis environ cinq ans, le terme « décolonialisme » a émergé dans le débat public. Qu’en pensez-vous ?
B.S : La question centrale porte le nom d’anticolonialisme. Historiquement, en France, un pan de la société était favorable à la colonisation, un autre y était hostile, dès la fin du 19è siècle. Georges Clémenceau était contre, Jules Ferry pour, par exemple. Jean Jaurès, dans un premier temps, pense qu’on peut apporter les lumières dans les colonies, avant de changer de position. Après la guerre de 14-18, avec l’arrivée du communisme, en France, la question coloniale continue de traverser la société avec une idéologie communiste tiers-mondiste qui considérait qu’il fallait donner l’indépendance aux colonies et ceux qui pensaient qu’on pouvait aider les indigènes par l’apport de l’instruction et de la civilisation. Ces positions se sont durcies dans les années cinquante, entre le tiers-mondisme et la nationalisme qui valorise la grandeur impériale. A l’intérieur même de ces camps, cohabitaient des positions contradictoires. Les mots d’aujourd’hui comme « racialisation » ou « décolonial » n’étaient pas utilisés par les anticolonialistes. Pour ces derniers, la question de la race devait être supplantée par celle de la classe et de l’humanité. C’était l’extrême-droite qui utilisait les termes racialistes pour définir les indigènes. Cette inversion des concepts est incroyable ! Pourquoi « décolonial » ? Pourquoi ne pas reprendre le terme « anticolonial » ? Dans l’anticolonisation, il y avait déjà la volonté de décoloniser les esprits, les imaginaires.
Alors pourquoi ce terme « décolonial » ?
B.S : Notre époque est celle de la montée des identités de manière outrancière, à partir d’une essentialisation communautariste. Les mémoires s’affrontent et fabriquent des points de repères pour des communautés particulières. Aujourd’hui cette définition identitaire ne passe plus par l’internationalisme ni par l’humanisme mais par des définitions rigoureuses des identités qui s’additionnent les unes aux autres.
Qu’est-ce qui, selon vous, doit être concrètement ajouté dans les manuels scolaires français ?
B.S : Il manque toute la connaissance de cette histoire. Les positions des anticolonialistes (André Breton, Simone de Beauvoir, Albert Camus à sa façon…) sont très peu enseignées. Cette méconnaissance favorise l’aspect outrancier des revendications décoloniales actuelles.
Est-ce par le biais de l’enseignement de l’Histoire qu’on pourrait construire un récit national qui intègre les jeunes générations dites « issues de l’immigration » ?
B.S : Oui mais il faut que ce soit adossé à des projet politiques citoyens pour qu’on puisse collectivement s’approprier cette histoire. La mémoire n’existe pas indépendamment des États et des groupes sociaux qui font des injonctions mémorielles. Mon rapport a donné des pistes : la reconnaissance de la responsabilité de la France dans la mort de Maurice Audin, celle de Boumendjel, l’ouverture des archives, le regroupement des cimetières, la prise en compte par l’Education nationale de cette question. Ce sont des mesures symboliques et pratiques.
Pourquoi ne sommes-nous pas capables de repentance ?
B.S : Le Japon a demandé pardon à la Chine pour l’occupation de la Mandchourie, cela n’a pas empêché l’existence d’un musée réactionnaire au cœur de Tokyo à la gloire de criminels de guerre ! Un seul discours ne suffit pas à apaiser. La France est restée plus d’un siècle dans les colonies. La réparation est un travail de longue haleine. On doit faire un travail d’éducation, de culture et de restitution, de connaissance des autres. Cela va prendre du temps.
Olivia Elkaim
Ecadré :
Une histoire à hauteur d’homme
« L’arrivée » est une plongée passionnante dans l’histoire de France des années 60, du militantisme politique et de ceux qu’on a appelés les « rapatriés », à travers l’histoire familiale de Benjamin Stora. Après l’émouvant ouvrage « Les Clés retrouvées », il renoue avec une veine autobiographique. Comme Mona Ozouf, Michel Winock ou Pierre Nora, il s’adonne à un exercice d’ego-histoire. « Il y a une tendance des historiens à vouloir trouver dans leur passé des éléments de compréhension d’une histoire plus large, » souligne Benjamin Stora. Et d’ajouter : « En m’enfonçant au plus profond de cette histoire avec l’Algérie, je m’aperçois qu’on ne peut la comprendre qu’à hauteur d’homme. »
L’arrivée, Paris, Ed Tallandier, 19,9 euros.