Parution : Benjamin Stora, Voyages en Postcolonies Ed. Stock, Paris, 2012.
L’historien emprunte ici les pas d’un chroniqueur.
Le dernier ouvrage de Benjamin Stora est un récit intitulé Voyages en Postcolonies. Ce titre peut avoir deux hypothèses de sens. D’abord, on peut supposer qu’il s’agit d’impressions de voyage dans des pays ayant accédé à leur indépendance et/ou évidemment, une sorte d’essai qui traiterait des études postcoloniales. Comme avec Benjamin Stora, on n’est jamais loin de l’histoire et de ce que recèlent les mémoires, on peut dire que Voyages en Postcolonies combine les deux.
En effet, on est tout de suite embarqué dans un périple qui mène le lecteur du Viêtnam au Maroc en passant par l’Algérie. Mais comme dans tout voyage passionnant, il faut remonter à sa genèse pour comprendre le but de ce grand projet. Benjamin Stora, professeur d’histoire contemporaine à Paris, reçoit des menaces de mort en 1995 suite à ses travaux et ses différentes interventions sur l’Algérie. Pour se mettre à l’abri et préserver sa famille, il part enseigner au Viêtnam. Un pays qui a un lourd passé de guerre avec la France et les Etats-Unis.
Il arrive à Hanoi vers la fin de l’année 1995. Une ville qui se lève tôt et qui dort tôt. Une ville où tout le monde travaille mais qui manque cruellement de distractions et de lieux culturels. Ainsi l’auteur fait ce constat amer : «L’austérité de cette ville, bruyante le jour et silencieuse la nuit, est impressionnante : pas de journaux étrangers, pas de librairie donc pas de livres, peu de cafés, de brasseries, de cinémas, n’ayant pas de repères, je deviens progressivement un immigré dans la rue.»
En fin observateur, Benjamin Stora se rend compte des ravages causés par les deux guerres livrées par le peuple vietnamien contre deux puissances militaires. L’une des conséquences de ces guerres successives réside dans la décimation de la génération d’hommes qui seraient quinquagénaires au moment de son récit. Une catégorie qui a défendu vaillamment le pays contre les agressions coloniales. Dans les rues, l’auteur ne voit que des femmes, des jeunes et des vieilles personnes. Il arrive à la conclusion suivante qu’il formule sous forme de question : «Avec un tel "trou" générationnel, comment se transmet la mémoire familiale ou étatique de ce pays ?» Des interrogations pertinentes pour un pays qui continue à panser ses plaies et à essayer d’exister dans une aire géostratégiques pas toujours facile avec le voisin chinois.
Après l’Asie, Benjamin Stora revient à sa terre natale, l’Algérie, qu’il a quittée avec sa famille en 1962. Là aussi, l’œil exercé de l’historien est toujours à l’œuvre. Il parle de son premier voyage effectué en 1983. Un retour au bercail qui passe par une visite de La Casbah d’Alger. Contrairement au Viêtnam, il se rend rapidement compte que «l’histoire s’écrivait pour moi à travers des vestiges matériels, des mots sur un mur, des maisons peuplées par les fantômes d’une histoire sanglante, des odeurs de rue, des paroles d’acteur d’époque». L’historien se retrouve dans son élément naturel. Il a, à portée de main, tout ce qui alimentera ses recherches et validera ses thèses. Benjamin Stora reconnaît qu’il n’a jamais vu dans aucun pays autant d’effervescence et d’engouement pour l’histoire et la mémoire. L’Algérie et les Algériens sont fascinés par leur passé et cela se traduit par les succès en librairie des livres consacrés à la période coloniale. Sans oublier toutes les recherches qui se font dans le domaine pour se réapproprier le passé.
Lors de son troisième voyage en Algérie, en 1998, Benjamin Stora constate la vitalité de la société algérienne et son refus de se plier au diktat d’un terrorisme sans précédent qu’elle a connu durant la décennie noire. Les faits emblématiques traduisant cette volonté de rejeter un ordre venu d’une autre époque est le dynamisme culturel observé, à travers une production littéraire de qualité, une filmographie innovante par ses thématiques et une augmentation notable de la fréquentation des lieux du savoir, surtout par les femmes. L’auteur n’oublie pas de rappeler le voyage qu’il a fait avec sa mère à Constantine pour se recueillir sur les tombes de ses ancêtres.
En dernier lieu, il nous parle de son expérience au Maroc, un pays où il a vécu un certain temps, plus de trois ans. Cette vie au quotidien change le regard et fait prendre conscience de certaines choses qui échappent au touriste en villégiature. L’arrivée de Benjamin Stora dans ce pays coïncide avec la mort de Hassan II et l’accession au pouvoir de Mohammed VI. Une transition qui, selon l’auteur, s’est faite dans la douceur. Il faut rappeler que Driss Basri, l’omnipotent ministre de l’Intérieur et son système d’étouffement de la société marocaine, n’a pas survécu à Hassan II.
Benjamin Stora découvre que la société marocaine est travaillée en profondeur par deux forces : l’islamisme et le berbérisme. Au sujet de la berbérité du Maroc, il a cette réflexion : «Que le Maroc soit un pays berbère au sens classique, culturel, je le savais, mais qu’il existe un tel berbérisme politique, cela n’allait pas de soi. Or, de plus en plus d’intellectuels se réclamant de la berbérité s’avançaient sur le devant de la scène politique.»
Comme à son habitude, le voyage que propose Benjamin Stora aux lecteurs est passionnant par la pertinence de son regard sur des sociétés qui ne cessent d’étonner par leur capacité à se régénérer et le fait, non négligeable, que l’historien se place, pour la première fois dans un ouvrage, en position d’observateur direct.
Benjamin Stora, Voyages en Postcolonies Ed. Stock, Paris, 2012.
Slimane Aït Sidhoum