Par Christian Phéline, contributeur, dans les années 1970, aux débats qu'appelait la "voie algérienne de développement”, analyse le dernier livre de Benjamin Stora, Voyages en postcolonies.Viêt Nam, Algérie, Maroc, (Stock), où l'historien revient sur les séjours qu'il a passés dans ces anciennes colonies il y a une dizaine d'années, mêlant "expérience personnelle et analyse personnelle".
Ainsi que Stendhal l’écrivait du roman, on pourrait dire de tout voyage qu’il est « comme un miroir que l’on promène le long des chemins ». Mais il faudrait alors se demander ce qui s’y réfléchit vraiment: l’immédiateté du présent ou tous les signes y affleurant encore du passé? Cette étrangeté qui se découvre aux yeux où les images que, de longue date, le voyageur avait voulu s’en faire? L’énigme du paysage que ce dernier arpente ou la manière dont elle le renvoie à lui-même, à son origine, sa trajectoire, son approche du monde?
Autant de questions que l’historien Benjamin Stora n’élude en rien en livrant aujourd’hui le récit, à la fois personnel et distancié, de trois « voyages en post-colonies » où les circonstances de la vie l’auront conduit à travailler toute l’année 1996 au Viêt Nam, à séjourner au Maroc de 1998 à 2001, période qui voit le passage du règne de Hassan II à celui de Mohammed VI, et, entre-temps, à faire un nouveau retour en Algérie alors que la « décennie noire » allait à peine vers sa fin.
Stora revendique ici une « approche hybride » mêlant expérience personnelle et analyse historique, où « l’ailleurs devient une façon de retrouver enfin le présent » et où l’on cheminerait « entre la connaissance des autres et la découverte de soi ». Cet « exercice littéraire périlleux » n’est qu’un moment pour un auteur qui, lorsqu’il fait œuvre d’historien, se soumet bien sûr à toute l’impartialité qu’exige le recueil de documents et de témoignages, leur analyse, la restitution des contradictions ou les nuances qu’ils recèlent. Mais ne serait-il pas illusoire de prétendre que l’Histoire puisse s’énoncer comme le récit totalement dépersonnalisé d’un Narrateur omniscient qui ne serait pas lui-même porté par une expérience, des opinions et autant d’interrogations que de savoirs? C’est donc en définitive par un surcroît d’honnêteté que Stora alterne, plutôt qu’il n’« hybride », des ouvrages se conformant strictement aux règles de la recherche et des écrits plus biographiques, voire intimes. Manière pour lui d’assumer et d’éclairer les ressorts singuliers que son travail a pu trouver dans le passé du « communautarisme religieux familial » puis l’expérience du départ de 1962 (Les Trois exils: Juifs d’Algérie, 2006) aussi bien que dans la traversée « d’un autre ghetto, politique, celui de l’extrême-gauche » puis le choix d’un exercice professionnel de l’Histoire voulant dépasser « le périmètre étroit de l’académisme » (La Dernière Génération d’Octobre, 2003). Autant d’« histoires » personnelles qu’il voudrait à la fois décrire, (faire) comprendre et combattre…
Des trois voyages ici relatés, celui ramenant une nouvelle fois l’auteur en Algérie où il est né et à laquelle il a consacré plus de trente ans de ses recherches pourrait ne pas sembler le plus incisif. Peut-être parce que la charge émotive de ce troisième retour à sa ville de naissance, Constantine, avait été libérée par le récit déjà donné des deux précédents. Sans doute aussi parce que ce compte-rendu date déjà d’une quinzaine d’années et que l’auteur ne prétend pas en faire un état des lieux actualisé de la situation en Algérie. On n’y trouvera donc explicitement analysés ni un jeu officiel désormais dominé par l’imminence de la fin du règne Bouteflika, ni l’attitude, si réservée et souvent teintée de « complotisme », que tant d’intellectuels algériens conservent à l’égard de la rupture récente du statu quo en Tunisie, en Egypte ou en Lybie. Que l’on n’y cherche pas davantage une radiographie plus précise de l’état réel du pluralisme politique et éditorial, du degré de réislamisation de la vie civile, des frustrations et attentes de la toute dernière génération… Autant de questions bien peu consensuelles sur lesquelles Stora a voulu prendre parti ailleurs, notamment dans Le 89 arabe (2011).
L’observation déjà ancienne qu’il propose ici a pour autre vertu de coïncider avec le moment encore incertain où le pays commençait à peine à renouer avec la paix intérieure. Moment précieux où se lisent comme à l’état natif tous les facteurs conditionnant cette relative « glaciation » politique comme cet approfondissement du mal-être social et culturel qui, conjointement, se prolongent encore aujourd’hui. Mais déjà s’y dessine aussi une société qui souterrainement « poursuit son travail de formation », surmonte les tabous d’une l’histoire officielle d’où restaient absents Messali Hadj, Fehrat Abbas ou Mohamed Boudiaf, se libère de la peur de l’Etat, réinvente peu à peu les rudiments de l’échange citoyen…
L’Algérie revient surtout en force pour servir d’étalon à la réflexion « comparatiste », à la fois « impossible et nécessaire », qu’inspire au voyageur tant la découverte du Maroc tout proche que celle de ce « bout du monde » qu’était pour lui l’ancienne Indochine. Il y mesure combien ces autres situations postcoloniales restent marquées par des formes de présence impériale qui furent bien différentes de la longue et massive occupation ayant fait suite à la conquête de 1830.
Ainsi, à l’encontre du cliché d’un Maroc ouvert au monde et à la modernité, s’impose vite le constat d’un profond insularisme où la dissolution des « liens très forts créés entre tous les dirigeants nationalistes » au cours des décolonisations du Maghreb se trouve dramatiquement prolongée par deux décennies de fermeture de la frontière orientale. C’est plus profondément comprendre que « la continuité étatique sur des siècles, non brisée par le protectorat français, conduit les Marocains à entretenir un rapport à l’Histoire ne ressemble en rien à celui qu’on observe en Algérie, où l’on se réfère toujours à une histoire, brève, révolutionnaire, de rupture ». Se perpétue aussi une forme de dénégation où, pour bien des Marocains, « ne pas parler de l’Algérie » revient un peu « à faire comme si la question de l’islamisme, du berbérisme, de la déstabilisation de l’Etat ou des droits des femmes » ne se posait pas avec la même acuité que chez leur voisin. Restent pourtant les défis que doit affronter un pays dont plus d’un million de ressortissants auront émigré vers l’Europe au cours des quinze dernières années, « autant pour fuir la misère sociale que l’ennui du quotidien ».
De même, alors qu’à Saigon, pour Stora, « le passé algérien et le présent vietnamien ne cessent d’interférer » et qu’il voudrait approfondir le parallèle entre les deux guerres « à la fois terminatrices et fondatrices » dont sont issus chacun de ces pays, il découvre combien « l’absence d’une importante colonie de peuplement et de déracinement paysan donne au corps social vietnamien une plus grande cohérence interne ». Le voyageur doit aussi constater que le « réel » ne se plie pas toujours à son habitude « de superposer le présent de la paix et le passé de la guerre ». Si le Viêt Nam exhibe en plus d’un lieu « les ruines récentes d’une guerre de la fin du XXe siècle », c’est aussi un pays « qui doit vivre avec un trou générationnel » et où le visiteur se heurte à « une rébellion des représentations », voire à « leur effacement ». Il doit « constater que le lien avec l’histoire coloniale française s’est presque évaporé » de même que « tous les tatouages que la terre a tracés sur cette terre se voient de plus en plus difficilement ».
Semblable dérobade des représentations lorsque, voulant au sortir de la guerre civile ne plus « penser l’Algérie uniquement en termes politiques » pour « sentir la société, ses pulsions, ses passions », il découvre, un territoire comme durablement aveuglé, « assombri par une immense tâche noire ».
Autant de situations qu’en définitive, l’esprit peinerait autant à concevoir que le regard à déchiffrer s’ils ne portaient déjà en eux cette « overdoses d’images métaphoriques » dans lesquelles l’époque a tenté de symboliser la violence des guerres, cherche aujourd’hui à traduire les conflits, les incertitudes, les attentes de la paix… Peintures, romans, Stora est attentif à ce que trouve à dire une jeune création qui, dans un Viêt Nam encore suspendu entre deux mondes, « s’invente une géopolitique privée », ou dans un Maroc peinant à changer de génération, reflète « l’esprit ironique, l’amertume, la lucidité impitoyable d’un pays qui doute, à la recherche de lui-même ». Mais sa réflexion est vite « happée dans le prisme des images », dans ce « formidable catalyseur de mémoire » et de l’imaginaire social qu’est le cinéma, en même temps qu’il révèle en creux ce à quoi la collectivité peut répugner à donner sens.
Ainsi, sur un demi-siècle, une longue filmographie allant de Godard ou Vautier à Heynemann, suffit à réfuter l’idée reçue d’« absence de fictions françaises sur la guerre d’Algérie ». Car, comme Stora l’avance, ne serait-ce pas plutôt que « les Français ne paraissent pas éprouver le besoin de regarder cette séquence noire, à la différence des Américains transformant sans délai leur défaite au Viêt Nam en fait d’histoire »? De même, ce ne serait « pas la rareté des images à propos de l’Indochine qui pose problème, mais le sens » que leur instille une convention filmique réduisant toujours la plus grande Histoire, et même Diên Biên-Phu ce « Valmy des peuples colonisés », à l’anecdote dramatique « d’hommes perdus qui refusent de perdre ».
De semblables « effets de signatures » veulent sans doute que les premières tentatives de Dominique Cabrera, Rachida Krim ou Alexandre Arcady n’aient pu évoquer le drame algérien des années 1990 qu’à travers le souvenir de la « première » Guerre d’Algérie. « Va-et-vient » dans lequel, selon Stora, « il n’y a guère que l’absence d’image », un « blanc » où s’accrédite encore « l’idée que la guerre en Algérie se décline toujours sur le même mode, de l’intimisme, de l’analyse psychologique du réel ». Il y a donc, par la suite, « quelque chose de proprement héroïque » dans l’apparition en Algérie de ce « cinéma de survie » que représentent Bab el Oued City de Merzak Allouache ou Le Démon au féminin de Hafsa Zinaï Koudil, jusqu’à cette « allégorie d’une société en plein embrasement » que l’auteur voit dans Le Harem de Madame Osmane de Nadir Moknèche. Quant à la société marocaine, entre les enfants de la misère de Ali Zaoua, prince de la rue et la jeunesse dorée de Marock, elle semblerait ne symboliser que de manière encore fragmentaire sa prudente transition.
A l’épreuve du voyage, l’historien se surprend parfois « à croire de moins en moins à la pratique de l’érudition hyperspécialisée, de plus en plus au contact direct, à la connaissance par fragments, sous l’effet de circonstances même tragiques ». De même, ce familier des Subaltern Studies ne refuse pas l’immédiateté de son émotion devant la beauté des saisons et des êtres ou cette « impression d’irréalité » que lui inspirent sampans et jonques glissant silencieusement sur la baie d’Halong. Telle une traversée des apparences, sa subtile archéologie des images le ramène cependant aux tâches d’un présent où les pesées postcoloniales sont loin de s’alléger. En témoigne tristement le vote en France de la loi du 23 février 2005 célébrant les vertus de la domination française outre-mer ou la résurgence diffuse d’un revanchisme colonial porté par l’extrême droite « dans un pays en difficulté pour repenser un nationalisme sans l’empire ».
Entre France et Algérie, l’auteur le souligne, même cette année de cinquantenaire pourrait avoir plutôt creusé qu’estompé le fossé entre deux approches, et souvent deux instrumentations politiques, du passé commun: « La commémoration est axée en France sur la fin de l’Algérie française, entre mars et l’été 1962 et son cortège d’atrocités (massacre des harkis et exode des pieds-noirs) non situées dans la longue durée, tandis que les Algériens insistent sur le début de cette guerre, sur ses causes profondes, en particulier l’installation et le développement de la colonisation (dépossessions foncières, inégalités, installations d’une colonie de peuplement). »
Pourtant, à l’écart des institutions officielles, une autre approche s’esquisse à travers « les initiatives prises par des enfants (aujourd’hui adultes) des protagonistes du conflit qui écrivent, se lisent et se parlent ». Au rang de celles-ci, la sans précédente Histoire de l’Algérie coloniale (1830-1932) écrite par plusieurs dizaines d’historiens réunis de part et d’autre de la Méditerranée à l’initiative de La Découverte et des éditions Barzakh et coordonnée du côté français par Sylvie Thénault et Jean-Pierre Peyroulou. Ou ces deux débats publics de fraternité franco-algérienne organisés en janvier et en juin derniers par Mediapart entre des auteurs œuvrant tous, à un titre ou à un autre, à dépasser la concurrence des ressentiments et les simplifications mémorielles.
Alors, gageons que le plus dur et le meilleur du voyage reste encore devant nous pour qu’enfin, « à travers une démarche commune, les regards convergent ».
Benjamin Stora, Voyages en postcolonies. Viêt Nam, Algérie, Maroc, collection «Un ordre d’idées», Stock, 2012.
Christian Phéline est l'auteur du livre de micro-histoire coloniale L'Aube d'une Révolution. Margueritte (Algérie) 26 avril 1901 (Privat, 2012).