L’historien Benjamin Stora et le dessinateur Nicolas Le Scanff retracent l’épopée de plus de vingt-trois siècles de présence juive dans le pays.
Quoi de mieux que le dessin pour rendre visible et lisible une histoire d’une grande complexité ? Grâce au trait clair de l’illustrateur Nicolas Le Scanff et sur un scénario de l’historien Benjamin Stora se dévoile la mémoire, peut-être inextricable, de la diaspora juive d’Algérie, pays qu’elle a habité au moins vingt-trois siècles durant avant de devoir s’en arracher après la guerre d’indépendance. Une histoire peu racontée sous forme de média illustré, qui a l’avantage de constituer un support pédagogique accessible dès l’âge de 12 ans.
Le récit de cette Histoire dessinée des juifs d’Algérie se déroule au fil des découvertes de David, un jeune Parisien qui décide en 2019 de numériser les photos de famille que sa grand-mère lui a confiées. Dans la boîte à archives de l’appartement de Sarcelles, il tombe en arrêt sur le portrait d’une « jeune femme indigène » peint en 1878. C’est le début d’une enquête qui va le mener du troisième siècle avant J.-C. à la France de 1962, date à laquelle ses arrière-grands-parents, « Français d’origine juive », seront rapatriés d’Algérie après les accords d’Evian.
C’est l’occasion pour le jeune homme de remonter le fil de l’épopée de ses ancêtres, arrivés au Maghreb aux côtés des Phéniciens venus notamment fonder Carthage, dans l’actuelle Tunisie. Certains poursuivent leur chemin vers l’ouest, où ils retrouvent d’autres colonies de peuplement judaïsées, présentes depuis plusieurs siècles, qui ont conservé l’hébreu pour la liturgie. S’ensuivent 2 300 ans de civilisation où cohabitent avec heurts et aussi bonheurs les descendants d’Abraham et les tribus berbères des Aurès, islamisées dès le VIIe siècle de notre ère.
« Ma génération a perdu jusqu’à l’usage de l’arabe »
L’étudiant découvre comment les juifs se sont intégrés sans perdre leur culture ni leur religion, comment ils ont vécu, en paix la plupart du temps, avec « leurs frères musulmans ». Et comment, quarante ans après la prise d’Alger et le début de la colonisation française, le décret Crémieux de 1870 va introduire un ferment de division parmi les Algériens en privilégiant les 35 000 « Israélites indigènes » d’Oran, d’Alger et de Constantine. Ceux-ci acquièrent d’office la nationalité française, tandis que les musulmans demeurent administrés par le Code de l’indigénat. Une distinction rétablie après les lois d’exception de Vichy et élargie en 1962 à l’ensemble des 130 000 juifs d’Algérie, qui aboutira à leur « rapatriement », vécu comme un véritable exil.
« Dans ce déracinement, ma génération a perdu jusqu’à l’usage de la langue arabe, que nos parents et leurs parents avant eux parlaient depuis des siècles », explique Benjamin Stora. Dans cette Histoire dessinée, il associe avec élégance, sans jamais se nommer, la petite histoire de sa famille à la grande, pour faire émerger la trajectoire collective des juifs d’Algérie. Les fins connaisseurs du spécialiste de la mémoire algérienne retrouveront intimement liés l’essentiel de deux de ses ouvrages, Les Trois Exils (Stock, 2006) et Les Clés retrouvées (Stock, 2015).
Au fil des 138 pages, on remonte le temps des conquêtes et des empires qui se sont succédé au Maghreb : Romains, Vandales, Byzantins, Arabes, Ottomans, Français. Le récit prend le temps de s’attarder sur des personnalités telles que la reine berbère Kahina, qui combattit les Arabes lors de la première invasion omeyyade au VIIe siècle, l’Ottoman Soliman le Magnifique, le dernier dey d’Alger, Hussein Pacha (1764-1838), Isaac Moïse Adolphe Crémieux ou Edouard Drumont, député d’Alger de 1898 à 1902, virulent antisémite et antidreyfusard.
Un deuxième tirage en cours d’impression
De la période contemporaine, on retiendra les parcours d’Elie Gozlan, qui tenta dès 1936 d’unir toutes les communautés d’Algérie autour d’une identité nationale, de l’écrivain Albert Camus, du philosophe Jacques Derrida, du résistant José Aboulker, du journaliste Jean Daniel, du grand rabbin Maurice Eisenbeth…
« Avec Nicolas Le Scanff, précise l’historien, nous avons volontairement choisi l’imagerie de l’orientalisme, des manuels d’histoire de mon enfance et même des livres saints, car cette coloration raconte aussi la dernière époque, celle de tous ceux qui sont arrivés en France [après la guerre d’indépendance] et ont construit leur imaginaire avec ces images. »
C’est la deuxième fois que Benjamin Stora choisit la bande dessinée. Son Histoire dessinée de la guerre d’Algérie (Seuil), réalisée en 2016 avec le bédéiste et illustrateur Sébastien Vassant, fut un véritable succès public. Ce deuxième album, édité à La Découverte et publié en octobre, semble également bien parti puisqu’un deuxième tirage est en cours d’impression un mois seulement après sa mise en vente. Preuve s’il en est que le public français est désireux d’approfondir cette histoire aux plaies encore sensibles.
Par Sandrine Berthaud-Clair
Histoire dessinée des juifs d’Algérie. De l’Antiquité à nos jours, de Benjamin Stora et Nicolas Le Scanff, éd. La Découverte, 22 euros.