Paris, Ed Stock, 2015, 145 p.
A paraître dans, Confluences Méditerranée et Raison présente, dernier trimestre 2015.
Benjamin Stora est né le 2 décembre 1950 à Constantine, la Cirta de l’Antiquité, la capitale historique de la Numidie jusqu’à la conquête romaine et, in fine, la capitale du beylik ottoman, marquée notamment par les figures de Salah Bey (fin XVIIIe siècle) et de Ahmed Bey1 lors du début de la conquête coloniale. L’auteur rappelle nombre d’antécédents historiques qu’il a développés dans son livre Les trois exils2 -où perçaient les émotions et le ressenti qu’il dévoile ici dans ce livre autobiographique à la première personne. De sa famille de modestes commerçants originaire de Khenchela, dans le Sud-Est constantinois, un des membres en a été maire; et l’on apprend, au détour des lignes, que tel autre a un temps été attiré par le trotskysme -antécédence de la phase lambertiste de Benjamin des années 70 ?
Son enfance est marquée par les événements qui marquent la ville, sur fond de guerre de reconquête coloniale -in fine politiquement perdue- de 1954-1962. Il a moins de 5 ans lorsque est déclenchée par le FLN3 l’offensive féroce des 20-21 août 1955 ; avec, en retour, les sanglantes représailles françaises, cet épisode crucial déchire définitivement les populations, il rend irréversible l’affrontement armé. De cette époque que ses parents ont gardé en mémoire (« le 20 aôut »), Benjamin a gardé le souvenir d’un moment de frayeur : l’irruption dans l’appartement de ses parents de soldats français venus tirer à la mitrailleuse sur des « fellaghas » en fuite. Ce fut le commencement de la fin : posée à voix basse dans toute la famille, une question obsédante marque Benjamin : « Devrons nous partir » ? In fine, la famille Stora quitte l’Algérie le 16 juin 1962 -un an après l’assassinat d’une balle dans la nuque de shaykh Raymond Leyris, artiste du ‘ûd -le luth andalou/maghrébin-, grand virtuose de musique arabo-andalouse -le ma’lûf en constantinois- qui a marqué Benjamin : c’est là, dans son livre, un tournant irréversiblement poignant que ressent le lecteur.
On saisit d’emblée en le lisant qu’il y avait deux Constantine, de part et d’autre de la place de la Brèche (des Martyrs), -y trônait encore le roide casino, aujourd’hui disparu, mais pas encore le béton-fenêtres de l’hôtel Ibis d’aujourd’hui, accouplé à un -plus chic- Novotel: au sud, s’étendait le quartier européen de part et d’autre de la rue de Sétif/Rohault de Fleury (Abane Ramdane) vers la place de la Pyramide4 ; au nord, le quartier judéo-musulman où se trouvait le cœur du quartier juif -Kar Charrah : dans les années 50, y vivaient 30 000 Juifs, ce qui faisait, d’après B. Stora, de Constantine l’une des principales villes juives du Maghreb. La synagogue était à 300 mètres de la mosquée Salah Bey, et à guère plus de 400 mètres de la mosquée Sidi Lakhdar. Nonobstant les clashes de l’histoire -notamment la sanglante émeute des 3-5 août 1934 qui avait frappé les Juifs-, Musulmans et Juifs y cohabitent communément.
Constantine n’apparaît pas dans ce livre comme une morne cité figée, comme on peut parfois se la figurer : on y découvre des joies, des délices pâtissiers, les verres d’anisette Phénix ; il y a Lilo, le vendeur de grands sandwichs de merguez, il y a la fête de la Shavouot où la célébration du don de la Torah sur le Sinaï est arrosée deux jours durant par des batailles d’eau. Benjamin garde tendrement en mémoire les repas de fête, et le hammâm où sa maman l’emmenait, et il revoit les cafés où les hommes jouaient aux dés et aux cartes.
On sent, en lisant ce livre, le retour de ressentis d’enfance ; on perçoit bien des entremêlements, entre l’hébreu de l’école talmudique et le français de l’école laïque française, entre l’arabe dârija dans lequel s’exprimait sa mère, et le français que parlait son père -celui-ci faisait vivre la famille, celle-là était arrimée à sa cuisine.
Bien dans l’air du temps des années d’enfance de Benjamin, les bandes dessinées de l’époque, les films -les westerns, Le Pont de la rivière Kwaï…- qu’on pouvait aller voir dès leur sortie, au même moment qu’outre Méditerrané, au cinéma Vox -aujourd’hui cinémathèque En-Nasr ; la découverte de la télé, Elvis Presley, écouté au café le Jacky Bar, les tout débuts de Johnny... Avec ici et là des zéniths : la reconquête, à Wembley, le 25 octobre 1960, sur l’Irlandais Freddie Gilroy, par le boxeur Constantinois juif Alphonse Halimi, du championnat du monde de boxe poids coq5 -conspué par 10 000 spectateurs britanniques, il lâche, à sa descente du ring : « J’ai vengé Jeanne d’Arc ! »
Arrivé à Paris dans l’anonymat, B. Stora découvre dans l’introjection cet inconnu qui doit lui devenir normal, il poursuit ses études au lycée Jeanson de Sailly, et il refoule quelque peu son enfance constantinoise : on saisit le parcours d’un Français qui ne connaît pas la France de visu, et qui la découvre ex abrupto… Plus de cinq décennies plus tard, en 2013, à l’occasion d’un déménagement, il retrouve, avec les clés retrouvées de sa mère, des archives familiales, dont le journal de son père -disparu en1985- qui lui révèle la déroute de son régiment en mai 1940 ; il lit aussi une lettre de son grand-père Benjamin demandant aux autorités vichystes de contrevenir à l’abrogation du décret Crémieux pour lui garder la nationalité française.
B.Stora fit-il alors la découverte de son passé grâce à de tels documents familiaux ? Ou -et- ce passé, qui ne fut sans doute jamais effacé, lui revint-il en mémoire consciente pour qu’il puisse faire état d’une introspection –pour lui et pour son public de lecteurs ? Ce livre, écrit par B. Stora à 64 ans, est un trait d’union émouvant « entre l’un et l’autre », entre les uns et les autres, et il peut aider à éclairer son parcours : son engagement de militant politique, l’intense activité de recherche historique de ce spécialiste –entre autres- du messalisme, son rôle de conseiller politique sur l’Algérie de l’État français, son entrain multiforme, ses va et vient dans plusieurs coins du monde -de Paris à Paris, via Hanoï, New York, Rabat, Berlin… et bien sûr l’Algérie- n’apparaissent-ils pas comme une manière de soulager un mal intérieur ? Mais on retiendra de cette autobiographie que la ferme volonté de ne pas se laisser estourbir lui permit de passer nombre de caps.
On terminera sur le titre : oui, B. Stora eut bien une « enfance juive à Constantine », mais la lecture de son livre laisse entendre qu’il y eut, à son identification, plusieurs paramètres -algérien, français, citoyen du monde aussi, et chercheur mondialement reconnu. On passera sur le fait que ce syntagme puisse apparaître comme un peu réducteur : même s’il y a, dans notre présent chambardé, recrudescence des quêtes d’identification communautaire, Benjamin peut-il être réduit à sa seule judaïté ? Quoi qu'il en soit, il nous livre avec Les clés retrouvées le plus beau de ses livres -ce n’est certes pas en soi un livre d’histoire, c’est un témoignage émouvant -émouvant mais raisonné-, où l’on perçoit le fond sensible d’une histoire, de l’histoire entrelacée de la France et de l’Algérie, à commencer par ses acteurs de terrain dans le dédale des entrelacs culturels, linguistiques, religieux, communautaires... de l’Algérie, et plus largement de l’humanité. Un livre à lire.
Gilbert Meynier
1 On rappellera que Ahmed Bey ne voulut jamais se rallier à l’émir Abd el-Kader.
2 Les trois exils : Juifs d'Algérie, Paris : Stock, 2006, 232 p. ; rééd. : Hachette littératures, 2008 ; nouvelle éd. :
Pluriel,. 2011. NB : 1er exil : le divide ut imperes colonial du décret Crémieux (24 octobre 1870), qui « déclare citoyens français les Israélites indigènes de l'Algérie », les a écartés de leur cohabitation avec les Algériens musulmans ; 2ème exil : l’abrogation, 70 ans plus tard, du décret Crémieux par le régime de Vichy (8 octobre 1940) et les entraves mises à la naturalisation française qui les ont exclus de ladite citoyenneté, sans compter, en corollaire, les confiscations de biens au bénéfice de « Français de souche européenne » -dont son grand-père paternel a été victime; 3ème exil : l’écroulement du système colonial qui leur fait, avec les « Pieds noirs », quitter l’Algérie en 1962.
3,Notamment, sous l’impulsion de Youssef Zighoud, le chef de la zone du Constantinois -la future wilâya 2.
4 Et au-delà, à l’ouest et au nord-ouest, les plus récents faubourgs Saint Jean et Saint Antoine.
5 Il avait été déjà champion en 1957-1958.