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Alexis Jenni et Benjamin Stora (© Jean-Luc Bertini)En 1999, l’historien Benjamin Stora publiait dans une certaine indifférence son livre Transfert d’une mémoire, dans lequel il analysait pourquoi la société française échouait à penser son passé colonial et n’arrivait pas à l’inscrire dans un grand récit englobant l’histoire de ses blessures : un récit qui aurait le mérite de renforcer une unité nationale dans le respect de sa pluralité interne.

La manière dont le Front National a depuis prospéré sur cet impensé, en faisant surtout de la question de l’islam et de l’immigration un problème politique central, n’a fait que valider le constat de l’historien. Le romancier Alexis Jenni, auteur de L’Art français de la guerre (prix Goncourt 2011), avait lui-même lu avec grand intérêt la thèse de Stora sur les crispations identitaires se déployant à partir de ce substrat colonial. Dans un dialogue inédit, Les Mémoires dangereuses, suivi de la réédition augmentée du livre Transfert d’une mémoire, les deux auteurs éclairent les enjeux des tensions culturelles actuelles, d’autant plus fortes depuis les attentats de janvier et novembre 2015.

Comment ne pas céder aux discours de haine et comment éviter que se “perpétuent les noces sanglantes de la répression et du terrorisme”, comme le disait Albert Camus ? Ces questions, qui hantent le travail de Benjamin Stora depuis ses premiers travaux sur l’histoire de l’Algérie coloniale et la guerre d’Algérie, s’éclairent ici magistralement à travers l’écho de la voix complice de Jenni.

Concurrence victimaire

En dépit de l’immense travail accompli par les historiens dans le champ des études postcoloniales depuis une vingtaine d’années, la société française n’a pas mémorisé l’histoire coloniale, regrettent les deux auteurs. “Cette histoire du sud n’était pas vraiment intégrée à l’histoire intérieure française ; si nous n’intégrons pas notre passé dans un récit global, notre avenir est impossible”, estime Alexis Jenni, comme pour affirmer la nécessité impérieuse de revenir sur ce passé colonial qui ne passera qu’à condition d’en prendre la mesure : c’est-à-dire de l’affronter, de le connaître, d’en discuter, de le transmettre, de le comprendre.

Ce passé colonial ne se réduit pas à la guerre d’Algérie ; il remonte bien en amont : l’histoire coloniale française moderne commence avec la conquête de l’Algérie en 1830. Or, ce passé reste largement occulté, y compris dans l’histoire des représentations, du cinéma et du roman par exemple. “L’agrandissement de l’histoire” auquel invitent Stora et Jenni semble d’autant plus nécessaire que nous assistons aujourd’hui à une forme de “cloisonnement inédit des mémoires qui prend la forme de la communautarisation du souvenir”.

“Désormais, les différents groupes de mémoires n’adressent plus leur demande d’intégration à l’histoire de l’Etat, mais la revendication se fait dans une concurrence victimaire par rapport aux autres communautés”, souligne Benjamin Stora. La société française prend ainsi le risque de ne pas permettre “la circulation ni le métissage des mémoires”. La conquête et la guerre algériennes restent ces moments-clés dont procèdent beaucoup de malentendus, de blessures mal cicatrisées, de ressentiments encore actifs.

La France se trouve même aujourd’hui face à la violence des mémoires. “Il est indéniable que le phénomène de transfert de mémoire, en provenance de l’histoire algérienne, est essentiel pour comprendre les spasmes qui travaillent certains secteurs de la société française”, écrit Stora.

“Au cœur de cette violence, il y a le souvenir de la guerre d’Algérie, qui n’a pas été l’objet d’un récit national à la fois unifié et laissant place à la pluralité”.

Stora en veut pour preuve l’absence de consensus sur la date du 19 mars 1962, marquant officiellement la fin de la guerre d’Algérie. En débaptisant récemment les rues de 19 mars 1962 à grand renfort de références à l’Algérie française, les maires d’extrême droite de Béziers et Beaucaire (tous deux enfant de pieds-noirs) ont signalé l’impossibilité d’une union nationale sur le souvenir même de cette guerre.

“Sudisme” à la française

Cette place centrale de l’imaginaire colonial dans l’imaginaire du Front National occupe la grande partie du livre. Après avoir inventé dès 1999 le concept de “sudisme à la française”, Benjamin Stora estime qu’il tient plus que jamais aujourd’hui et permet de saisir la logique politique du Front National.

Ce “sudisme à la française” imprègne en effet même la société. Le sudisme est autre chose qu’une simple appartenance géographique : “Il est le signe d’un état d’esprit, d’une mentalité apparue dans les combats pour la sauvegarde de l’Algérie française”. Analogue à celui porté par les petits Blancs des Etats-Unis, cet imaginaire sudiste s’incruste durablement à l’intérieur de la société française.

Le problème de la société française identifié par Stora tient ainsi à son incapacité à conjurer le retour de ce refoulé colonial, dans toutes ses dimensions éclatées, aussi bien celles de l’extrême-droite sudiste que celles des générations successives d’enfants d’immigrés, tiraillés entre des identifications culturelles opposées (la mémoire des pères sacrifiés, l’intégration pleine à la société française).

Sans être ni “tout à fait une colonie, ni tout à fait une République”, la société française se maintient aujourd’hui dans un fébrile “entre-deux”, nous confie Stora. C’est dans cet entre-deux, comme le “clair-obscur” de Gramsci, que surgissent parfois les montres. Le mythe d’une société postcoloniale apaisée, détachée de ses origines, ne s’est pas installé en France. Benjamin Stora et Alexis Jenni en font ici l’implacable démonstration, dans un dialogue dense et argumenté, qui déploie sa richesse dans l’écoute réciproque et la rigueur de l’écriture. L’une des seules manières de sortir de la “terreur dans l’Hexagone” (titre du dernier livre de Gilles Kepel) tiendra dans la manière dont la société française sera capable de mettre fin au processus néfaste de ces “mémoires dangereuses” pour tendre vers un temps retrouvé de mémoires apaisées, débarrassées des haines, reconnaissant enfin les “brassages qui irriguent la France plurielle d’aujourd’hui”.

Par Jean-Marie Durand.

BS-les memoires dangereuses

Benjamin Stora, avec Alexis Jenni,
Les Mémoires dangereuses,
suivi d’une nouvelle édition de Transfert d’une mémoire
(Albin Michel, 230 p, 18 euros)

 

 

 

 

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Ouvrages

Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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