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Cet article de Benjamin Stora aborde l’exposition Génération et ses apports selon le point de vue de l’historien.

Les études universitaires ou récits journalistiques sur l’immigration maghrébine en France ont jusqu’à présent trop souvent oscillé entre deux pôles : l’histoire sociale, avec les descriptions et analyses de l’exploitation sociale, et l’histoire politique, celle des organisations et des institutions, avec, au centre, la séquence inaugurale de la guerre d’Algérie, moment des violentes répressions policières françaises et des tragiques affrontements entre militants nationalistes algériens. Avec cette exposition, il est cette fois question d’une autre histoire, celle des intellectuels et artistes maghrébins vivant en France, du XIXe siècle à nos jours. Donc, au-delà de 1962, date de l’indépendance algérienne, période encore trop peu étudiée.
Ce trou de mémoire, à propos de l’histoire culturelle, est porteur de sens. En révélant les acteurs, les lieux ou les thèmes ensevelis de la présence maghrébine en France, on peut découvrir le rapport particulier que la société française entretient toujours avec sa très vieille histoire coloniale. Si le trop-plein de mémoire peut entraver les projets futurs (et de nos jours l’accent est plutôt mis de ce côté-là), la perte de mémoire également. Une société qui persiste dans l’oubli de son passé proche ne peut pas aider l’élan vers le futur. (…)

GénérationsL’accent est mis, dans cette exposition et son catalogue, sur les représentations. À travers la BD, le roman, le cinéma ou les téléfilms émergent différentes figures : entre attirance et rejet, s’est forgé, de l’entre-deux-guerres à nos jours, tout un réservoir d’images, de mythes et de symboles.
Le Maghrébin n’est pas simplement ce travailleur solitaire qui longeait les allées des cités ouvrières, il apporte aussi dans ses bagages des fragments de poésie ou des notes de musique du pays quitté qui, progressivement, viendront se diffuser dans la société d’accueil.
Les lieux de mémoire de l’immigration maghrébine indiquent bien le va-et-vient perpétuel entre nécessités du travail et rêves d’une culture à préserver ou à construire : de l’hôpital franco-musulman de Bobigny aux cabarets orientaux du Quartier latin à Paris ; de l’île Seguin, forteresse ouvrière de l’usine Renault, à la Mosquée de Paris, lieu de prière et d’apprentissage de la lecture.

Tout un réservoir d’images


Le mérite (et la difficulté) de cette exposition et de son catalogue tient à l’entre-deux permanent qu’ils pratiquent : entre les territoires du Maroc, de l’Algérie, de la Tunisie et de la France ; entre les espaces du social, du travail et du culturel ; entre la subjectivité des chercheurs ayant participé à cette entreprise pionnière et l’objectivité nécessaire à l’accomplissement d’un travail scientifique. On peut percevoir l’existence d’un espace mixte entre le Maghreb et la France, en pleine effervescence culturelle, particulièrement
tout au long de la seconde moitié du XXe siècle. Dans cette circulation incessante, qui peut être considéré comme un intellectuel ou un artiste spécifiquement maghrébin ?

Cette exposition dévoile un paysage en partie dissimulé, ou en marge, de la société culturelle française, peuplé de personnages aux parcours étonnants, émouvants. Qui connaît vraiment Slimane Azem, le chantre de la chanson de l’exil, Zerrouki Allaoua ou Ahmed Wahby, qui remportaient un succès considérable auprès de leurs compatriotes, juste après l’indépendance de l’Algérie, dans les cafés ou sur les scènes de banlieue ou de province ? Les chanteurs de la deuxième génération sont mieux connus : Idir, Aït Menguellet, Ferhat, Djamel Allam… La musique judéo-arabe, ce patrimoine majeur de la culture maghrébine en exil, exprime bien ces allers-retours entre des univers religieux différents qui ignorent les ancrages définitifs ou les assignations
à résidence identitaire. Le parcours, tombé dans l’oubli, d’un Shlomo ou Simon Halali dit Salim Halali, illustre toutes ces ambiguïtés. (…)
Les écrivains semblent avoir bien trouvé leur place dans l’espace de publication méditerranéen, comme Kateb Yacine, Assia Djebar ou Driss Chraïbi. En s’enracinant dans des récits locaux, ils atteignent une portée, une résonance qui parle à tous, de manière universelle. Avec les malheurs et les heurts des vies paysannes, comme Mouloud Mammeri dans L’Opium et le Bâton ; la condition des femmes enfermées dans la tradition patriarcale, comme Malika Mokeddem dans L’Interdite ; le sort des immigrés maghrébins comme Tahar Ben Jelloun dans La Plus Haute des solitudes, des écrivains trouvent en France le chemin du succès et rejoignent le patrimoine littéraire de l’Hexagone. (…)

Un double défi


Les cinéastes de la deuxième génération, comme Ali Ghanem (Une femme pour mon fils) ou Okacha Touita (Les Sacrifiés), nous entraînent dans des fictions à la force documentaire sur la condition des travailleurs immigrés. À la fin des années 1980, la professionnalisation de la scène artistique et l’apparition d’un public nouveau, jeune et nombreux révèlent en pleine lumière des artistes issus de l’immigration maghrébine, comme l’écrivain cinéaste Mehdi Charef, avec Le Thé au harem d’Archimède, l’auteure Leïla Sebbar ou le groupe de rock Carte de séjour. La figure positive du beur vient se substituer à celle de l’immigré, écrasé par le travail et l’analphabétisme.

Les artistes issus de l’immigration maghrébine ont été obligés de se confronter à un double défi : surmonter le processus d’acculturation né au long du temps colonial et déjouer les ruses de l’assimilation dans la société française. (…)
À ces tentatives d’uniformisation s’ajoute le « travail de l’oubli » dans la production artistique : oubli des drames nés de la guerre d’indépendance algérienne, oubli de la longue présence coloniale française dans les pays du Maghreb. Dans les années 1960-1990, les artistes maghrébins n’expriment que les blessures engendrées par la solitude de l’exil et la misère sociale. De sorte que les artistes beurs qui apparaissent après l’arrivée de la gauche au pouvoir en France en 1981 se présentent presque en état d’amnésie. Le temps colonial fait retour dans les productions artistiques et les mémoires à la fin des années 1990 et au début des années 2000. À travers le rap et les romans, un lien tente de s’établir entre le passé et le mal-vivre du présent. (…)

Un champ d’investigation original


L’intérêt, la richesse de cette exposition et de son catalogue s’appuient sur les sources riches et variées des auteurs : la presse française et maghrébine, les journaux issus de l’immigration des années 1970-1980 (Sans frontière, Baraka…), les témoignages d’acteurs et, surtout, une masse considérable d’archives privées et audiovisuelles (françaises et algériennes, marocaines, tunisiennes). En s’adossant à toutes ces sources encore largement inexploitées, il s’agit de retrouver le passé dans le présent, de ne plus attendre pour tenter d’expliquer. (…)
La présence maghrébine a laissé des traces importantes en France, et les histoires d’immigrés ne se réduisent pas à des figures emblématiques, de l’immigré sans passé et surexploité au beur agressif et désarmé culturellement.
Dans toutes les résurgences du passé, les discours politiques servent à fabriquer des consensus lénifiants, avec une pratique mémorielle d’une trompeuse neutralité. L’exposition au contraire ouvre un champ d’investigation original dans la connaissance de l’histoire de l’immigration maghrébine (…). Une histoire où tout affirme la nécessité d’un espace culturel et de création comme outil d’installation des familles immigrées dans la société française.

Extrait du catalogue de l’exposition, Générations, Paris, Gallimard, 2009, 29 euros.

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Ouvrages

Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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