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La mémoire

Il y a cinquante ans, le discours de De Gaulle sur "l'autodétermination" marque un tournant décisif. Benjamin Stora décrypte cette date oubliée. Et il explique le poids de cette guerre dans la conscience française. Le dossier de L'Express en témoigne.
J.-P. Guilloteau/L'express

186Benjamin Stora

La seule voie qui vaille est celle du libre choix que les Algériens voudront bien faire de leur avenir." Le 16 septembre 1959, à 20 heures, dans un discours radiotélévisé, le général de Gaulle lâche le mot "autodétermination". L'indépendance de l'Algérie n'est pas pour demain, mais, pour la première fois, elle est évoquée. C'est un "basculement décisif", une "date clef tombée depuis lors dans un trou mémoriel", affirme Benjamin Stora, l'un des meilleurs historiens de la période, dans Le Mystère de Gaulle. Son choix pour l'Algérie.

Il y a tout juste cinquante ans, le 16 septembre 1959, de Gaulle ouvre la voie à l'indépendance. C'est la thèse de votre dernier livre. Pourquoi revenir sur cet épisode ?

L'idée m'est venue lors d'une recension bibliographique sur l'Algérie. A l'exception des ouvrages favorables des compagnons de De Gaulle, la majorité des livres lui est hostile, à droite et à gauche. Pourquoi de Gaulle, figure emblématique de l'unité de la nation, ne réalise-t-il toujours pas le consensus sur la question de l'Algérie ? J'ai voulu comprendre ce paradoxe. Le Mystère de Gaulle répond à trois questions qui courent tout au long de ces livres. De Gaulle a-t-il fait preuve de "duplicité", comme l'en accusent ses adversaires de droite ? Est-il - thèse de gauche - un grand décolonisateur, soucieux de l'"homme du Sud", selon les belles paroles d'Albert Camus ? Mérite-t-il, enfin, sa réputation d'animal politique ? A l'issue de mon enquête, les réponses sont claires. Non, de Gaulle n'a pas mis en oeuvre de double jeu : dès le début, il a exprimé la nécessité de sortir du statu quo colonial, comme le montrent les nombreuses confidences faites à ses proches. Non, de Gaulle n'est pas un tiers-mondiste ; pétri de culture maurrassienne, il défend d'abord les intérêts de la France. Oui, de Gaulle est, derrière ses envolées lyriques à la Chateaubriand, un tacticien qui compte ses partisans et adversaires ; et il est un stratège au dessein clair : désengager la France du Sud, la repositionner en Europe, à l'écart de l'antagonisme des deux blocs.

Pourquoi tout le monde est-il passé à côté de cette allocution ?

D'abord, l'intervention - un homme seul détaillant pendant vingt-trois minutes les options de sa politique algérienne - n'a rien de spectaculaire. Les partis réagissent par réflexe. Le PCF y voit une manoeuvre de plus ; la SFIO n'existe plus assez pour avoir un avis ; l'UNR, le parti gaulliste, est divisée. Le MRP, chrétien-démocrate, est le seul qui adhère aux propos de De Gaulle, mais il n'y voit pas un tournant. Les ultras de l'Algérie française crient à la trahison, mais ils ne sont pas encore prêts à la rupture. L'armée, elle, est occupée par la guerre sur le terrain. Et les dirigeants algériens sont en conclave à Tunis depuis le 10 juillet, pour tenter de dépasser leurs profondes divisions. L'un des seuls à saisir l'importance du discours est l'un des leurs : Ferhat Abbas, alors président du gouvernement provisoire algérien. Mais il est isolé au sein d'une direction du FLN composée d'activistes rivalisant dans la surenchère révolutionnaire. Quant à l'opinion française, elle est lasse de la guerre en Algérie. La jeunesse, celle d'A bout de souffle, le premier long-métrage de Godard, qui sort sur les écrans, n'a qu'une obsession : échapper à la mobilisation et vivre.

Algérie. Les années pieds-rouges, un livre de Catherine Simon, raconte l'aventure de ces Français - instituteurs, médecins, ingénieurs - qui ont traversé la Méditerranée pour bâtir la nouvelle Algérie indépendante. Pourquoi cet épisode est-il méconnu ?

Le récit historique est possible lorsque les acteurs se décident enfin à parler. Or, les "pieds-rouges" n'ont pas parlé, parce que leur aventure fut un échec. Militants de gauche, d'extrême gauche, tiers-mondistes, ils sont arrivés pleins de bonne volonté et d'enthousiasme, mais leur expérience a été stoppée net, en 1965, par un coup d'Etat bonapartiste, celui du colonel Boumediene. Ils ont été arrêtés, parfois torturés, et renvoyés en France. Les "pieds-rouges" appartiennent au camp des vaincus, et ce sont les vainqueurs qui écrivent l'Histoire. Leur drame est de ne pas avoir compris la nature du nationalisme algérien. Ils en avaient une perception floue, marxisante, laïque. Ils ignoraient qu'un de ses piliers était l'islam, religion d'Etat dès 1963. Après Mai 68, on ne parle plus de l'Algérie. Le livre important de Catherine Simon lève le voile sur ce "chaînon manquant" des histoires algérienne et française.

La rentrée littéraire est marquée par la publication de romans autour de l'Algérie (Mauvignier, Martinoir) . Comment expliquez-vous cette résurgence ?

Plus on s'éloigne dans le temps de la guerre d'Algérie, plus on s'en rapproche... En clair : une période de latence est nécessaire avant de parler. Lorsque j'ai commencé ma thèse sur Messali Hadj [NDLR : leader du nationalisme algérien] vers 1975, pratiquement personne à l'université ne s'intéressait à l'Algérie. Aujourd'hui, qui conteste l'importance de l'histoire algérienne dans la conscience française ? Pourtant, des livres en langue française sur l'Algérie, il y en a toujours eu, mais on n'y prêtait pas attention. J'ai comptabilisé, pour la période 1960-2000, 179 ouvrages écrits par des femmes, dont 101 romans de pieds-noirs. De cette vaste production, un seul nom a été retenu, celui de Marie Cardinale. Les sursauts de mémoire revendicatifs, portés par le "mouvement beur" dans les années 1980, ont remis l'Algérie au goût du jour. Pieds-noirs et enfants de l'immigration se sont alors disputé l'héritage de la mémoire algérienne. Derrière la question coloniale ont émergé d'autres enjeux, au coeur de la société française : la place de la religion et des communautés dans la République, la laïcité, le statut de la femme, le dialogue interculturel, le rapport opprimé-oppresseur, celui de la fin et des moyens en politique - donc, la question du terrorisme... C'est cette convergence qui replace l'histoire algérienne dans l'actualité.

 

> De Gaulle sur l'autodétermination de l'Algérie extrait video sur ina.fr

 

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Ouvrages

Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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