Propos recueillis par Nadjia Bouzeghrane pour El Watan.com
Nadjia Bouzeghrane : Alors que l’immigration maghrébine est appréhendée sous un angle restrictif et négatif, Les hommes libres, le film d’Ismaël Ferroukhi, auquel vous avez collaboré, montre un aspect méconnu de l’immigration algérienne pendant l’entre-deux guerres et durant la Seconde Guerre mondiale, celui de sa participation à la résistance à l’occupation nazie. Comment expliquez-vous que ce volet de l’histoire de l’immigration algérienne soit peu connu ou occulté ?
Benjamin STORA : Les immigrés algériens en France étaient environ près de cent mille, au moment où éclate la Seconde Guerre mondiale. Certains vont fuir après la débâcle de mai 1940, mais beaucoup resteront sur place, pris au piège.
Quelques milliers seront ensuite envoyés pour construire le «Mur de l’Atlantique». Ce volet de l’histoire est très peu connu, et n’a pas été traité dans les études portant sur l’immigration en France. La plupart de ces travailleurs algériens étaient des «hommes invisibles».
En effet, ils n’étaient pas considérés comme Français, car même si à l’époque l’Algérie était considérée comme «intégrée» à la France, les Algériens n’étaient pas des citoyens, ne possédaient pas de droits. Ils n’étaient pas non plus ces «étrangers», car l’Algérie était formellement rattachée à la France. Ils n’étaient pas non plus des sujets coloniaux, comme les Marocains ou les Indochinois, car à ce moment ces territoires sont considérés comme des colonies de l’empire colonial français. Ils n’avaient donc pas de statut juridique précis : ni Français, ni étrangers, ni sujets…. De plus, leur invisibilité vient du fait de leur position sociale. Ils étaient dans leur immense majorité des paysans d’origine, venant essentiellement de la Kabylie, et n’avaient pas de qualifications professionnelles.
NB : Pourquoi des immigrés algériens se sont-ils engagés dans la résistance française contre l’occupant nazi ?
BS : Les immigrés algériens se sont massivement engagés aux côtés du Front populaire en 1935/1936. Leurs dirigeants, en particulier Messali Hadj, étaient très proches de la gauche française, en particulier de la gauche socialiste emmenée à l’époque par Marceau Pivert. Ils ont été déçus par le Front populaire qui n’a pas tenu ses promesses, en particulier sur la question du passage à l’indépendance, mais ils sont restés à gauche, en dépit de l’interdiction de l’Etoile nord-africaine par le gouvernement du Front populaire en janvier 1937. Ils restent dans une tradition antifasciste.
Une minorité, désavouée par Messali, regarde vers l’Allemagne au nom du principe, «les ennemis de mes ennemis sont mes amis» Messali a refusé la collaboration avec Vichy, il a été condamné à seize ans de travaux forcés en 1941, et à la confiscation de tous ses biens. Il a été déporté au bagne terrible de Lambèse. Ses partisans se sont engagés dans la résistance lorsqu’ils en avaient la possibilité.
NB : Le film d’Ismaël Ferroukhi développe, entre autres, l’histoire d’une amitié entre un jeune ouvrier algérien, Younès, et un juif d’origine algérienne, le chanteur Salim Halali qui s’était réfugié à la Mosquée de Paris pour échapper à la déportation. N’est-ce pas une leçon de tolérance et de fraternité alors que se développent des discours d’exclusion et de stigmatisation ?
BS : Oui, c’est effectivement une leçon de tolérance et d’humanisme. L’histoire vraie de Salim Hallali, célèbre chanteur de musique arabo-andalouse, le démontre. D’origine juive, il a été sauvé par la Mosquée de Paris. Les autres personnages du film sont des personnages de fiction, mais ils se situent dans la vraisemblance historique de l’époque.
NB : Quelle a été la position de la Mosquée de Paris vis-à-vis du régime de Vichy ? Quel a été son apport dans la protection des juifs passibles de déportation ? Ce volet de l’occupation nazie et de la déportation des juifs de France est aussi mal connu...
BS : Comme toutes les institutions en France au début de l’occupation allemande, les responsables de la Mosquée ont accepté la collaboration. Les sauvetages sont surtout l’œuvre de rencontres individuelles, les archives ne montrant pas de directives dans le sens de la protection. Le recteur de la Mosquée, très proche du sultan du Maroc, a modifié progressivement son attitude après le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942, et la rencontre de Roosevelt avec le sultan en janvier 1943 à Casablanca. Ce volet de l’histoire, la rencontre entre musulmans et juifs à Paris pendant l’occupation est très peu connu, et c’est le mérite essentiel du film d’Ismaël Ferroukhi de le faire découvrir. Il y a également dans ce film la prise de conscience d’un jeune Algérien vers l’engagement politique, nationaliste, interprété par Tahar Rahmani. De la résistance antifasciste à la bataille politique pour l’indépendance.
Benjamin Stora. Dernier ouvrage paru : Le 89 arabe. Réflexions sur les révolutions en cours. Dialogue avec Edwy Plenel. Ed Stock.