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Entretiens

Deux événements récents, la création de la “Fondation de la mémoire de la guerre d’Algérie” et l’abandon – provisoire ? – du projet de loi algérien de “criminalisation du colonialisme français”, ainsi que la sortie de deux films, Hors-la-loi de Rachid Bouchareb, et Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, montrent, par les réactions qu’ils ont suscitées, que la mémoire de la guerre d’Algérie est devenue un enjeu politique important.

Nous reprenons ci-dessous, un entretien donné par Benjamin Stora [1] au magazine L’Histoire, où l’historien évoque la réactivation des mémoires auquel on assiste depuis quelques années des deux côtés de la Méditerranée. Il fait le point sur les enjeux des “conflits mémoriaux” qui se développent non seulement entre la France et l’Algérie, mais également à l’intérieur de chacun de ces deux pays.

Cet entretien est complété par une note sur les manuels scolaires algériens, et par une évocation des problèmes des archives.
Dans son prochain livre, François Mitterrand et la guerre d’Algérie, écrit avec François Malye et annoncé pour octobre, Benjamin Stora abordera un thème insuffisamment traité jusqu’à présent : le rôle dans cette guerre coloniale de celui qui a été successivement ministre de l’Intérieur puis de la Justice entre les années 1954 et 1957.


L'Histoire : Est-il envisageable que, sur les deux rives de la Méditerranée, on finisse un jour par écrire une histoire de la guerre d'Algérie sans tabous, libérée du poids des mémoires antagonistes ?

Benjamin Stora : Nous n'en prenons pas le chemin. En France, il n'y a jamais vraiment eu de consensus politique clair sur le passage à l'indépendance algérienne. Cela peut paraître surprenant. L'approbation de la politique du général de Gaulle, bien sûr, a été massive, comme en témoignent les référendums : le 8 avril 1962, 90 % des Français ont ratifié les accords d'Évian qui ouvraient la voie de l'indépendance algérienne.

Cependant, une fraction de l’opinion – un noyau dur – n’a jamais admis cette fin de l’histoire, considérée comme un abandon de trois départements français. Trois ans plus tard, lors de l’élection présidentielle de 1965, le représentant de la droite extrême Jean-Louis Tixier-Vignancour recueille un million de voix : il a bénéficié du vote pied-noir, mais aussi du soutien d’un électorat de l’ex-métropole qui revendique ouvertement sa filiation avec l’Algérie française. Une minorité, soit, mais irréductible,
C’est toute la différence avec Vichy. Trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il ne s’était trouvé personne en France, dans un contexte résistancialiste très marqué, il est vrai, pour se hasarder à défendre publiquement, dans une campagne électorale, l’action de Pétain.

Et en Algérie ? La guerre a abouti à l’indépendance : le consensus politique a-t-il été pour autant plus facile ?

Il est très difficile en Algérie d’écrire une histoire de la guerre qui ne soit pas passée au crible des critiques idéologiques et partisanes.
Dès l’été 1962, les principaux acteurs de cette guerre d’indépendance sont écartés : Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem, Hocine Aït Ahmed, Ferhat Abbas. Et le coup d’État de 1965, qui renverse Ahmed ben Bella, chef historique du FLN, au profit de Houari Boumediene (pendant la guerre chef des armées situées aux frontières), installe à la tête du pays les militaires qui prennent en main la manière dont doit être racontée l’histoire. Ajoutons que, pendant la guerre d’indépendance déjà, la mise à l’écart de Messali Hadj (le pionnier de la lutte indépendantiste) et l’éviction des messalistes du MNA ont interdit d’emblée le consensus autour de l’idée nationale, confisquée par un clan du FLN.
Il n’y a pas non plus d’effort pour la réconciliation nationale. Si les messalistes sont tenus pour des « traîtres », imaginez ce qu’il peut en être des harkis, musulmans qui s’étaient engagés du côté des forces françaises. En Algérie – comme en France –, les mémoires sont entrées en conflit pendant la guerre elle-même, et cela n’a pas cessé après 1962.
On ne parvient même pas, des deux côtés de la Méditerranée, à se mettre d’accord sur la nature du système colonial. En Algérie, il est considéré comme le mal absolu. Pendant ce temps, dans la France postcoloniale, il s’est encore trouvé en 2005 un groupe actif pour faire voter à l’Assemblée une loi « mémorielle » qui enjoignait aux professeurs d’insister dans leurs cours sur « les aspects positifs de la colonisation » [3]. On sait ce qu’il en advint : la mobilisation – à commencer par la gauche –, le retoquage par le Conseil constitutionnel de cet article mal inspiré. Mais, pour l’Algérie, le mal était fait : la guerre des mémoires était ravivée.
Face à ces mémoires concurrentes qui, d’un côté comme de l’autre, dictent leur loi, leurs interprétations, leurs chiffres, qui assènent leurs propres bilans, qui ont pris le pouvoir ici et là-bas et qui récrivent à leur façon le passé nourri de leurs préjugés, l’historien semble parfois impuissant.

Le souvenir de l’Algérie française reste-t-il à ce point prégnant en France ?

Il est indéniable. On vient de consacrer à Montpellier, à l’initiative de Georges Frêche, plusieurs millions d’euros à un musée de l’Histoire de la France en Algérie. Perpignan, depuis 2006, a son « mur des Disparus ». A l’origine de ce genre de projets, on trouve des groupes de pression très actifs, qui représentent une clientèle électorale. Et, contrairement à ce que j’ai cru un moment, le souvenir que ces associations cultivent à travers ces monuments – et que légitiment le traumatisme, réel, d’un arrachement à la terre natale et l’impossibilité d’y retourner – se transmet en partie d’une génération à la suivante. La loi de février 2005, toujours elle, « portant sur la reconnaissance de la nation et la contribution nationale en faveur des Français rapatriés », nous le rappelle aussi.

Malgré ces offensives, l’histoire coloniale est plutôt en France aujourd’hui celle de la mauvaise conscience. Le discours de Nicolas Sarkozy en décembre 2007 à Constantine était une franche condamnation de la colonisation : n’y a-t-il pas là un terrain d’entente ?

Ce n’est pas si simple. Notamment parce qu’en Algérie les choses ont pris une tournure plus radicale. L’Organisation nationale des moudjahidins ou les Enfants des martyrs (chouhada) ne veulent pas sortir de la guerre des mémoires. Ils ont leurs fondations, leurs relais d’opinion, jusqu’au sommet de l’État. Ce sont eux qui développent l’idée de la « criminalisation de la colonisation française ». Une revendication reprise par certains dirigeants du pays, jusqu’à la proposition de loi dans ce sens déposée en février de l’année 2010 au Parlement algérien – une revendication législative cependant abandonnée en juillet 2010 par le gouvernement algérien.
Bref, de part et d’autre de la Méditerranée, la mémoire est devenue un enjeu directement politique. Et l’histoire est prise en étau.

Est-ce ainsi qu’il faut interpréter la polémique au tour du film de Rachid Bouchareb, Hors-la-loi, qui sort sur les écrans ce mois de septembre ?

En effet. Dès avant la présentation du film au dernier Festival de Cannes, en mai 2010, des personnalités politiques françaises ont émis, sans l’avoir vu, un avis négatif : une oeuvre de fiction sur la guerre d’Algérie réalisée par un Français d’origine algérienne ne pouvait âtre que de parti pris. Des responsables ont fait appel à une commission d’historiens de l’armée pour « viser » le film. La polémique est alors retombée.
Pour autant, Hors-la-loi n’est pas sans poser des questions à l’historien.

L’éternel problème des rapports entre histoire et fiction ?

Il faut être clair, on ne peut pas jouer impunément sur les deux registres.
Le film a le mérite d’aborder les massacres de Sétif et de Guelma de mai et juin 1945 : rappelons que, suite à une manifestation pour l’indépendance  [4] qui tourne à l’émeute, provoquant la mort de 102 Européens, une terrible répression s’abat sur le Constantinois ; le bilan officiel fait état de 1500 morts. On sait aujourd’hui qu’il y a eu plusieurs milliers de victimes du côté des Algériens [5]. Cet événement considérable, longtemps minoré, était resté ignoré par le cinéma. Mais l’on peut s’interroger sur le choix du réalisateur qui décide de concentrer en une seule journée des massacres qui, en fait, se sont étalés sur près de deux mois.

Le film évoque aussi la situation des Algériens en France, et notamment l’épisode tragique du 17 octobre 1961. On se souvient que ce jour-là une manifestation pacifique organisée par le FLN en réponse au couvre-feu instauré pour les Algériens de Paris est violemment réprimée par les forces de police. Des milliers de manifestants sont arrêtés et au moins une trentaine tués  [6]. Là-dessus le film est-il plus fiable ?

Le film, qui dépeint les combats parisiens de la branche armée du FLN jusqu’à l’indépendance, décrit un déchaînement de violences – en particulier entre le FLN et le MNA, le mouvement indépendantiste rival –, mais fait abstraction de tout substrat politique. Or, cette absence de contexte interdit de comprendre les aspirations politiques, bien réelles mais parfois contradictoires, de ces Algériens qui vivaient à Paris en pleine guerre d’Algérie. Je passe sur les invraisemblances (comme cette prise de parole publique d’un militant FLN aux usines Renault), sur les erreurs factuelles (l’exécution d’un nationaliste en 1955 alors que la première exécution d’un Algérien n’arrive que le 19 juin 1956, avec Ahmed Zabana à Alger).
Plus grave, peut-être, est de n’avoir pas du tout montré la profondeur de la misère sociale que connaissent à cette époque les immigrés algériens en France, et que restituaient bien le film de Michel Drach Élise ou La Vraie Vie, en 1970, et celui de Bourlem Guerdjou Vivre au paradis, en 1999. Il reste que Hors-la-loi est un film qui doit être vu et discuté.

François Mitterrand, ministre de l’Intérieur, en tournée dans les Aurès en novembre 1954 (L’Humanité/Keystone).

En octobre, vous publiez, avec le journaliste François Malye, un livre sur François Mitterrand et l’Algérie. Y a-t-il quelque chose à découvrir de ce côté-là ?

Si nous nous sommes attachés à suivre ce Mitterrand-là, celui qui se trouve aux affaires entre 1954 et 1957, sous les gouvernements Pierre Mendès-France et Guy Mollet, c’est que nous nous sommes rendu compte que rien n’avait été écrit sur le sujet. Et cela m’intriguait depuis longtemps. Mitterrand et Vichy, on sait, mais sous l’Occupation, il ne détient aucune responsabilité majeure. Ce qui n’est pas le cas quand se déclare et s’étend la guerre d’Algérie. Il est ministre et quel ministre ! Ministre de l’Intérieur de Mendès en 1954, garde des Sceaux de Mollet à partir de 1956. Pourquoi a-t-on passé sous silence ces moments de la carrière de Mitterrand ?
Plus profondément, je me suis demandé comment cet homme qui incarna la gauche française à partir des années 1960 a réussi le tour de force d’effacer de notre mémoire les raisons de l’effondrement, entre 1954 et 1958, de cette gauche impuissante à terminer une guerre que Guy Mollet lui-même avait qualifiée dans sa campagne électorale d’« imbécile et sans issue ». Or dans cet effondrement de la gauche, Mitterrand a sa part de responsabilité ! Il fallait y voir de plus près.
Sous Guy Mollet, Mitterrand, garde des Sceaux, et de ce fait numéro trois du gouvernement après le président du Conseil et le ministre résidant en Algérie Robert Lacoste, a couvert, par ses fonctions, des décisions lourdes de conséquences dans la guerre d’Algérie. Faut-il les rappeler ? Il a approuvé en mars 1956 la loi des pouvoirs spéciaux qui laissait à l’armée les mains libres. La bataille d’Alger en janvier-octobre 1957 au cours de laquelle la division parachutiste du général Massu ratisse la ville pour combattre le FLN, et qui a été l’occasion du scandale de la torture : un ministre de la Justice pouvait-il laisser faire sans être au courant ? Et puis il y a l’affaire Iveton, ce militant communiste guillotiné à Alger le 11 février 1957 pour avoir fomenté un attentat dans l’usine à gaz dans laquelle il travaillait – attentat qui n’a jamais eu lieu et qui n’a donc tué personne...
Autrement dit, dans ce silence pudique qui revient à jeter un voile sur la présence au plus haut du futur président de la République au cours des pages sombres de la guerre d’Algérie, se love un autre secret qui tient à ses responsabilités dans la dérive, ces années-là, de la gauche au pouvoir face à l’insurrection nationaliste.

A partir de quand François Mitterrand a-t-il considéré que l’indépendance de l’Algérie était inéluctable ?

Sa position a longtemps été celle d’un fédéraliste, proche en cela d’un de Gaulle première manière. A propos de l’Algérie, il n’envisage pas une séparation avec la métropole, plutôt une forme d’association. «  L’Algérie, c’est la France » : il l’a dit en 1954 – sans doute son jacobinisme transparaissait-il derrière cette formule. Mais tout le monde le disait à l’époque.
Pour autant, Mitterrand est conscient que la France ne peut conserver ses possessions outremer en l’état. Sur la Tunisie, sur le Maroc, sur l’affaire d’Indochine, il soutient Mendès France dans un esprit de parfaite loyauté. Déjà en août 1953, quand le cabinet Laniel avait déposé le sultan du Maroc [7], Mitterrand avait quitté le gouvernement pour protester contre ce coup de force. Mais le Maroc comme la Tunisie n’étaient que des protectorats. Sur l’Algérie, en revanche, il reste inébranlable, fidèle à cette idée que l’Algérie, c’est trois départements français et que la France tire sa grandeur de son empire. Il a vécu dans le rêve de ce qu’on appelait précisément « la grande France », forte de ses cent millions d’habitants.
Faut-il s’en étonner ? Le PCF, premier parti de l’Hexagone, très engagé en faveur de l’indépendance de l’Indochine, a lui-même longtemps refusé de faire sienne l’indépendance algérienne. Ses campagnes électorales portaient sur la paix, la justice, l’égalité, mais pas l’indépendance, et lorsque, en juillet 1956, des militants communistes rejoignent le FLN, c’est à titre individuel. En fait, c’est le discours de De Gaulle sur l’autodétermination, en septembre 1959 [8], qui ouvre la voie à tous les possibles ; c’est alors que la classe politique amorce un tournant. Mitterrand épousera ce mouvement.

Du côté algérien, quelle sont les principales difficultés auxquelles se heurtent les historiens ?

Le métier de chercheur n’y est pas aisé, bien sûr. Il faut s’engouffrer dans toutes les brèches. En 2004, j’avais dirigé avec Mohammed Harbi un livre collectif, La Guerre d’Algérie, 1954-2004. La fin de l’amnésie (Robert Laffont), qui réunissait des historiens français et algériens. Le livre a été diffusé là-bas, on pouvait espérera lors qu’avec « l’Année de l’Algérie en France » et l’annonce de la signature d’un traité d’amitié entre les deux pays, on entrait dans une phase nouvelle. Et puis, brutalement, les rapports se sont détériorés.
La loi de février 2005 sur les aspects positifs de la colonisation française a aggravé, on l’a dit, le contentieux. Alger a riposté par une série de déclarations publiques visant à « criminaliser » cette même colonisation et par le report sine die du fameux traité. Des deux côtés, depuis cinq ans, on a assisté à une réactivation des mémoires et, en Algérie, à un durcissement idéologique qui, ces derniers temps, ne s’est pas démenti.

Sous quelle forme ?

A la suite d’un colloque à Essaouira au Maroc, en mars dernier, le ministère algérien de l’Éducation a exigé que, désormais, les historiens invités à des conférences à l’étranger lui soumettent au préalable leurs communications. Par ailleurs, avant de lancer des commandes de livres, les bibliothèques doivent soumettre leurs choix à une commission du ministère de la Culture qui leur délivre, ou non, une autorisation.
Les chercheurs sont de fait sous surveillance. Pour ceux qui sont restés en Algérie, la situation est difficile, même s’ils continuent de publier.

Les historiens algériens interviennent-ils dans les débats qui agitent le pays sur son passé ?

Une polémique a secoué le pays, au printemps 2010, touchant aux circonstances de la mort au combat, en 1959, d’un héros de la guerre d’indépendance, Amirouche. Elle est née des révélations d’un livre de Saïd Sadi selon lesquelles il aurait été « donné » aux Français [9]. Les acteurs de l’époque sont venus apporter leur témoignage, mais les historiens, eux, sont restés en marge. Il faut dire que les historiens ne peuvent pas faire leur métier correctement, tant que tes archives ne sont pas complètement ouvertes.

Y a-t-il quand même des progrès ?

Oui, par exemple les manuels scolaires algériens ont évolué. Les grandes figures du nationalisme et de la guerre, Mohamed Boudiaf, Messali Hadj, Ferhat Abbas, longtemps éliminées, y sont aujourd’hui peu à peu réintroduites. En revanche, les Européens d’Algérie, eux, continuent de n’être vus que comme des colons voleurs de terres. Les harkis, s’ils sont cités, ne le sont que pour être stigmatisés, et il n’est rien dit de la manière dont ils ont été parfois enrôlés. Quant aux Juifs d’Algérie, ils sont présentés comme une communauté qui a choisi le camp des colonisateurs depuis le décret Crémieux qui, en 1870, leur octroyait la citoyenneté française.
D’un silence à l’autre, d’une absence à l’autre, les manuels scolaires algériens gomment encore des pans de l’histoire du pays tout en acceptant maintenant d’aborder des sujets et de nommer des personnalités naguère exclus de la mémoire nationale (voir ci-dessous).

Vous avez évoqué les archives. N’existe-t-il pas, malgré tout, des échanges de documents entre la France et l’Algérie, contribuant, au-delà des sautes d’humeur récurrentes, à l’harmonisation des rapports ?

Les Français ont procédé en effet à des restitutions, réclamées de longue date par les Algériens, notamment les cartes des mines posées à la frontière entre le Maroc et l’Algérie. il est question aussi des archives administratives des cadastres. Ce sont des gestes importants assurément, mais il est peu probable que Paris accède à la demande d’Alger sur les documents hautement sensibles concernant la sûreté et le renseignement. Ils soulèvent trop de difficultés, tenant surtout à l’implication de personnes encore vivantes.
Cependant, plus que la traditionnelle « bataille des archives » entre les deux pays, ce qui rend la conciliation difficile, ce sont toujours les sujets touchant à la violence contre les populations civiles et les responsabilités politiques en ces affaires, qu’il s’agisse des mouvements nationalistes du côté algérien ou de celle des gouvernements français à l’époque. Une importante vague nouvelle de jeunes chercheurs traitent de ces questions.
Benjamin Stora
(Propos recueillis par Daniel Bermond)

Dans les pages des manuels
[L’Histoire, septembre 2010]

Édités en Algérie par le ministère de l’Éducation nationale, les manuels scolaires reflètent l’antagonisme qui demeure avec la France.
Il n’existe en Algérie qu’une version de manuel par niveau de classe, rédigé en langue arabe, distribué exclusivement dans les établissements scolaires et édité par les organes du ministère de l’Éducation nationale.
L’idée directrice de ces manuels depuis 1962 est celle d’un peuple algérien uni et résistant face aux différentes conquêtes coloniales, jusqu’à l’ultime guerre de libération déclenchée le 1" novembre 1954. Cette lutte incessante est, jusque dans les années 1990, présentée sans leaders ou héros particuliers, au nom du slogan, répété dans les manuels : « Un seul héros, le peuple. »
Les noms des meneurs, encore vivants, de la guerre de libération, gênants ou dangereux pour le pouvoir en place, sont occultés. Jusqu’au début des années 1990 où, suite aux tentatives de multipartisme, les manuels réhabilitent les grandes figures de la lutte anticoloniale, et l’idée même qu’il y eut d’autres voix que celle du FLN-ALN. La colonisation est présentée comme l’oeuvre d’aventuriers européens à la recherche de terres. Il s’agissait d’« accaparer les richesses de l’Algérie, y exploiter les productions et mettre un terme à la crise de la dette, contractée par la France, tout en se créant un marché pour y écouler les produits de la nouvelle industrie » (2e année secondaire, 2006-2007). Sont particulièrement visés les prêtres évangélistes (les Pères Blancs) et l’armée française, sanguinaire et brutale. « Le colonialisme français a commis des crimes multiples et utilisé routes les formes de déplacement, de siège, de torture, d’humiliation et d’assassinat dans son désir de mettre un terme à la Révolution. Il n’a pas fait de différences entre femmes, enfants et vieillards, ni entre ruraux et villageois dans ses actions sauvages » (Mon livre d’histoire, année fondamentale, 1993-1994).
La doctrine officielle est que la « guerre de libération nationale » a fait un million et demi de victimes algériennes (il y en eut sans doute 300000 en réalité). La France s’est, selon certains manuels, rendue coupable d’un « génocide culturel ».
Lydie Aït Saadi-Boura [10]

Des archives bien gardées
[L’Histoire, septembre 2010]

En Algérie, il est presque impossible d’avoir accès aux archives de la guerre d’indépendance. D’abord, en règle générale dans le pays, les archives ne sont pas classées. Ensuite, elles restent très protégées par le pouvoir politique (même si on peut par exemple consulter, sous dérogation, celles du Gouvernement provisoire de la République algérienne, le GPRA, l’organe exécutif du FLN fondé en 1958 au Caire). Enfin, par méfiance, les acteurs privés sont rares à verser leurs archives à l’État.
En France, les archives se sont ouvertes progressivement aux chercheurs, en particulier depuis la loi de 2008 qui a facilité l’accession immédiate aux archives publiques. Cependant, certains dossiers restent obstinément fermés. On peut ainsi citer les archives portant sur les pratiques d’exécution sommaire ; celles sur les Algériens engagés aux côtés des Français, les harkis ; ou celles sur les essais nucléaires au Sahara, commencés en 1960 et poursuivis jusqu’en 1966.
P.-S.
A propos des archives militaires françaises
[Extrait d’un courrier reçu le 30 septembre 2010]

En France le Service Historique de la Défense qui rassemble les archives militaires de la guerre d’Algérie à Vincennes est ouvert aux chercheurs depuis 1992.
Les archives, produites par des militaires, expriment leurs points de vue sur le conflit. Elles leur appartiennent et sont gérées par eux. Ils les ont triées, au moment des faits, de leur récollection à Vincennes, en 1992 et depuis 1992. Celles qui sont conservées et jugées sensibles ne sont pas communiquées ou soumises à dérogation. Parfois l’une ou l’autre, pourtant signalée par un bordereau, a disparu. Parfois l’une ou l’autre, qui était en accès libre en 1992, est soumise depuis quelques années à dérogation. Cela a été le cas de "l’instruction n°11" qui officialisait les mesures les plus brutales envers “les suspects” dès mai 1955, avant même l’insurrection d’août 1955.
Mais la quantité d’archives est telle, que certaines d’entre elles échappent à la censure. Grâce au manque de perspicacité des responsables, grâce aussi au bon vouloir de certains d’entre-eux.
Notes
[1] Professeur des universités, Benjamin Stora enseigne l’histoire du Maghreb contemporain, les guerres de décolonisation et l’histoire de l’immigration maghrébine en Europe à !’université Paris-XIII et à l’Inalco (Langues orientales, Paris). Pour la liste de ses publications, voir http://www.univ-paris13.fr/benjamin...
[2] Transcription de l’article publié dans le numéro 356, septembre 2010, du magazine L’Histoire : http://www.univ-paris13.fr/benjamin...
[3] Cf. F. Chandernagor,. « “Historiens, changez de métier” », L’Histoire n° 317, Février 2007, pp. 54-67.
[4] La victoire des Alliés a alimenté en Algérie l’impatience vis-à-vis d’un renversement du pouvoir colonial. Elle s’exprime en particulier dans le Constantinois, où le Parti du peuple algérien (PPA) de Messali Hadj est particulièrement actif – mais affaibli par l’exil de celui-ci en mars.
[5] Cf. G. Perville, « Sétif : enquête sur un massacre », L’Histoire n°318, mars 2007, pp. 44-18.
[6] Cf. J.-P. Brunet, « Maurice Papon et la nuit du 17 octobre 1961 », L’Histoire n° 258, octobre 2001, pp. 16-17.
[7] Le 20 août 1953, le sultan du Maroc, Mohammed V, est déposé par le général Guillaume sous la pression du ministre des Affaires étrangères Georges Bidault. Mohammed V s’était attiré la colère du gouvernement français en refusant d’appliquer les mesures antijuives sous Vichy puis en montant des sympathies pour l’Istiqlal, parti nationaliste marocain.
[8] Cf. B. Stora, Le Mystère de Gaulle : son choix pour l’Algérie, Robert Laffont, 2009.
[9] S. Sadi, Amirouche, Une vie, deux morts, un testament, une histoire algérienne, L’Harmattan, 2010.
[10] Lydie Ait Saadi-Bouras, chercheuse à l’Inalco, a soutenu une thèse « La nation algérienne à travers les manuels scolaires algériens, 1962-2008 », sous la direction de Benjamin Stora.

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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