Entretien avec Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora.
En hommage à Abdelwahab Meddeb, récemment disparu, nous republions en accès libre cette interview – avec également Benjamin Stora – présentée l'année dernière, dans le numéro du Monde des Religions de novembre-décembre 2013.
Mettre un terme à une « lacune dans l’historiographie internationale ». Voilà l’ambition de cette Histoire des relations entre juifs et musulmans, vaste synthèse « des origines à nos jours », qui paraît chez Albin Michel. « En définitive, qu’avions-nous en commun, juifs et musulmans ?
Les langues (l’arabe et le français), une temporalité scandée par le rythme liturgique, des parentés musicales, des traditions culinaires (…). » Déjà toute une histoire, introduite par les souvenirs d’enfance de Benjamin Stora, co-directeur du livre, qui a grandi à Constantine, parmi les juifs d’Algérie. Professeur à l’université Paris-XIII et à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), spécialiste de l’histoire du Maghreb, il a travaillé sur le nationalisme algérien. Des recherches où se croisent déjà deux confessions, deux traditions qui apparaissent aujourd’hui séparées et irréconciliables. Abdelwahab Meddeb, autre co-directeur de cette somme, professeur de littérature comparée à l’université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, a grandi à Tunis, près de la Grande Mosquée de la Zitouna, dans une famille d’oulémas (théologiens musulmans). Il interroge dans ses romans la judéité, qu’il considère comme une « altérité intérieure ».
Outre le sérieux des articles et des contributeurs – tous universitaires de renom – cette histoire de quatorze siècles de relations entre juifs et musulmans a quelque chose de mémoriel et de politique. Les directeurs ne le nient pas, et le revendiquent même, dès l’introduction : « Notre conviction est que la longue durée historique (…) est la seule à même d’éclairer les vicissitudes du temps présent et de contrer les représentations globalement négatives de l’autre. »
Vous écrivez en introduction que ce livre est une « remise en cause de quelques unes de nos évidences culturelles ». Lesquelles ?
Benjamin Stora : L’idée d’abord qu’une histoire commune est impossible, que juifs et musulmans se sont toujours haïs et affrontés. Mais également qu’ils appartiennent à un même univers d’arriération culturelle, à cet Orient jugé lointain et ténébreux. Ces préjugés empêchent d’imaginer que juifs et musulmans aient pu avoir une histoire culturelle riche et commune ; certes compliquée, faite de déchirements, mais aussi de convivialité. Toute cette histoire est à reconstituer.
Abdelwahab Meddeb : Il y a peut-être quelque chose à rétablir en ce qui concerne l’orientalité du juif. Au moins jusqu’à Marcel Proust (1871-1922), le juif apparaissait comme l’Oriental au sein de l’Occident. Maintenant l’Oriental, le musulman, voit au contraire le juif comme quelqu’un qui appartient à l’Occident, avec tout ce que cela implique de fascination pour un non-Occidental, parce qu’il y voit l’origine de la modernité ; et en même temps de répulsion, en raison de l’hégémonie et de la violence que cette civilisation a induit à travers le colonialisme ou l’impérialisme.
Vous ouvrez ce livre par deux courts textes, « mémoires parallèles » de votre enfance. Pouvez-vous nous les présenter ?
BS : Nous avons à peu près le même âge et peut-être appartenons-nous à la dernière génération née en Orient à avoir connu la cohabitation judéo-musulmane, à avoir grandi avec cette histoire commune. Dès les années 1970, cette histoire a disparu. S’il est possible de la reconstituer par les textes, les archives et la mémoire personnelle, Abdelwahab et moi avons évolué dans un univers qui n’existe plus. Cet ouvrage est aussi la volonté de préserver ce monde aujourd’hui disparu, où juifs et musulmans vivaient ensemble.
AM : Pour l’un comme pour l’autre, l’altérité compte. La judéité a toujours été importante dans mon œuvre, en tant qu’elle implique une altérité intérieure. Je l’interroge depuis mon premier livre, Talismano (Christian Bourgeois, 1979), roman qui se voulait un peu expérimental. Un des personnages principaux est juif et porte avec lui toute cette tradition de l’occultisme, de l’alchimie, de la Kabbale, qui traverse aussi le soufisme [mystique musulmane].
Vous venez d’évoquer le lien entre mystiques juive et musulmane. Expliquez-nous.
AM : Il faut revenir à un cadre plus général. La théologie du judaïsme, mais aussi sa grammaire, sa linguistique, sa prosodie [intonation], ont émané de la culture arabe. Cette dernière s’est faite – et c’est très important – dans l’hybridation. La théologie islamique, que l’on appelle le Kalâm, est le produit de toute une effervescence : quand, à l’intérieur même du creuset de la langue arabe, a fermenté ce qui venait de la tradition chrétienne des Pères de l’Église, du néo-platonisme, du bouddhisme, de la mystique indienne. De son côté, la très longue histoire juive a enfanté une tradition religieuse très forte, à travers la Torah et le Midrash [méthode d’exégèse]. Mais la théologie proprement dite n’est née dans le judaïsme qu’avec Saadia Gaon, homme originaire d’Égypte ayant vécu à Bagdad au IXe-Xe siècle, et qui introduisit le Kalâm musulman dans le judaïsme.
Sans la théologie musulmane, il n’y aurait donc pas de mystique juive ?
AM : L’introduction du Kalâm dans le judaïsme se fait effectivement par toute une médiation arabe. On trouve même, au Caire, à la fin du XIIe siècle, un soufisme juif : Abraham Maïmonide, l’un des fils de Moïse Maïmonide (figure de proue de la pensée juive médiévale), va écrire des traités reprenant toutes les pratiques de l’oraison spirituelle, de la danse, ainsi que du rapport entre chant, musique et exercices spirituels tels qu’ils se rencontraient dans le soufisme. Ces éléments – eux-mêmes dérivants des traditions byzantine, indienne et persane – vont se retrouver dans le milieu juif cairote.
Au VIIe siècle, nous sommes loin de cette alliance des mystiques : le Prophète met fin, dans le sang, à la puissance militaire et économique des trois tribus juives de Médine...
AM : Il est possible de lire cet événement comme l’acte de naissance d’une hostilité originelle et irrévocable entre les deux peuples. Une telle lecture est faite par ceux qui sont frappés d’amnésie. C’est à eux que ce livre propose de mener un travail d’anamnèse. Notre ouvrage peut être, me semble-t-il, un livre de cure pour les juifs qui ne veulent plus entendre parler de leur passé oriental et qui disent : « La Catastrophe [Shoah, en hébreu] a commencé à Médine. » Mais aussi pour les musulmans marqués par le message islamiste, par l’antisémitisme moderne et qui, par exemple, disent que les juifs étaient comploteurs dès Médine.
Les historiens sollicités montrent que ce qui s’est passé à Médine relève d’une problématique tout autre. Le conflit qui a eu lieu entre le Prophète et les juifs n’est ni ethnique, ni religieux. Jamais les trois tribus juives de Médine n’ont constitué une confédération contre les tribus arabes. En fonction de l’échiquier politique, telle tribu juive s’alliait avec telle autre arabe. Le conflit judéo-arabe s’inscrit dans le cadre anthropologique d’affrontements tribaux, mais également dans la volonté de les dépasser. À Médine, le Prophète adopte le rôle d’arbitre : nous sommes dans les prémisses du passage de la tribu à l’État.
Les minorités juives vont ensuite vivre sous domination musulmane. Peut-on parler d’oppression ?
BS : Après Médine, le statut de dhimmi (« protégé ») sera imposé aux juifs : il leur est interdit de porter des armes et de se révolter contre le nouveau pouvoir politique, mais ce statut leur garantit, en contrepartie d’un impôt, une liberté de culte restreinte ainsi qu’une protection des biens et des personnes. Ce statut de minorité protégée se maintiendra dans l’Empire byzantin, jusqu’à l’époque moderne, et dans les pays musulmans post-coloniaux après la Seconde Guerre mondiale. À certaines périodes de l’histoire, ce statut sera vécu comme une oppression, alors qu’à d’autres des juifs de cour joueront un rôle non négligeable. Tout dépendra de la structure du pouvoir, du contexte, de l’état des sociétés, etc. Cette idée d’oppression est surtout une projection du regard que l’on porte aujourd’hui sur le statut de dhimmi, alors qu’il faut le replacer dans son cadre d’origine : un tel statut est meilleur que celui des juifs en Europe à la même période. Dans l’Empire ottoman, les juifs ont un statut d’infériorité, mais ils ne subissent pas avec la même ampleur les agressions physiques qui ont cours, à la même époque, dans le monde européen.
La tendance actuelle est de réécrire l’histoire soit en la noircissant à l’extrême – les relations ont toujours été conflictuelles –, soit en disant que tout était parfait. Il faut se tenir à distance de ce type de récits. Nous avons voulu restituer une histoire longue de quatorze siècles, où alternent des périodes d’affrontements et des séquences marquées par la convivialité et la « convivance ». La gageure qui a été la nôtre, avec les auteurs, c’est de restituer la complexité des relations. Une tâche compliquée parce que, dans le monde actuel, on ne peut pas imaginer que juifs et musulmans aient pu vivre ensemble pendant treize siècles, par-delà le statut imposé aux juifs.
Les violences inter-confessionnelles actuelles ne seraient donc pas héritées du passé ?
BS : Depuis Médine, juifs et musulmans ne se sont pas toujours fait la guerre. Cette vision est une diabolisation de l’histoire.
AM : Il est tentant d’analyser l’histoire avec les lunettes de la folie idéologique actuelle, partagée de part et d’autre. Cela dit, il y a bien eu à Médine un conflit théologique. Le Prophète pensait d’abord être reconnu dans la lignée du prophétisme biblique par les juifs. Ces derniers auraient alors disparu en adhérant à la prédication du nouvel envoyé de Dieu. La résistance des juifs a obligé le Prophète à avoir un coup de génie, celui d’arabiser Abraham, en inventant la descendance abrahamique par la voie d’Ismaël. Tout cela a fait que l’islam a pu naître et le judaïsme continuer d’exister. La coexistence de ces deux peuples s’est donc faite dans la violence.
BS : L’Histoire s’écrit presque toujours dans le sang, il n’existe pas d’histoire apaisée.
Aujourd’hui, les juifs vivent majoritairement en Israël, aux États-Unis et en France. À quel moment juifs et musulmans ont-ils cessé de vivre ensemble ?
AM : Lorsque le statut de dhimmi est devenu obsolète. Il est perçu jusqu’à Voltaire et la Révolution française comme une avancée, mais il devient intolérable pour celui qui découvre l’égalité citoyenne.
BS : Entre 1800 et 1830, l’histoire s’accélère à une vitesse prodigieuse. Un processus d’occidentalisation se met en place pour les juifs d’Orient. Ce qui ne signifie pas qu’ils quittent leurs terres : ils vont entrer dans le processus de laïcisation tout en gardant un ethos oriental, à travers la culture, la musique, la langue, etc. Ce processus va également toucher une fraction des élites musulmanes. Mais à partir de là, le rapport du monde juif au monde musulman va changer, sous l’influence d’un tiers : l’Européen. L’inégalité de fait des juifs dans les pays musulmans leur deviendra insupportable.
La relation entre juifs et musulmans se modifie encore lorsque la France met en place le décret Crémieux qui, en 1870, n’accorde la citoyenneté française qu’aux juifs d’Algérie...
BS : Si nous en parlons beaucoup aujourd’hui, il faut savoir que ce décret ne concernait que les 25 000 juifs d’Algérie. Cependant, nous en avons fait un moment symbolique. Plus largement, tout le XIXe siècle va se jouer en tension entre, d’une part, la naissance de l’individu, du citoyen, et, d’autre part, le péril des traditions anciennes. La séparation va se jouer à ce moment-là puisque les uns – les juifs – vont accéder à la citoyenneté, tandis que les autres – les musulmans – vont rester dans le statut qui était le leur, celui de la charia. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, cette séparation va être amplifiée par la question des nationalismes politiques : nationalismes arabes d’une part, création d’Israël d’autre part. Il est complexe de comprendre comment, à partir de là, treize siècles d’histoire commune vont s’évanouir et être oubliés, en quelques années. Le livre essaie de répondre à cette grande interrogation.
Réhabiliter le passé, est-ce une manière de préparer, avec espérance, l’avenir des relations entre juifs et musulmans ?
AM : Le passé porte en lui la puissance de l’avenir, face à un présent – disons-le – où l’on vit un désastre. Cependant, le retour à ce patrimoine ne se fera pas dans sa lettre, dans une restauration à l’identique du passé. Nous avons à le consulter, à en tenir compte, dans l’élargissement de nos références par rapport aux bricolages dont nous avons besoin aujourd’hui, particulièrement en France. Ce patrimoine doit permettre un désenclavement. Nous devons faire advenir vers le sens commun toutes les antériorités dont nous avons besoin, pour – par exemple – penser la question de l’étranger dans notre Cité. Mais aussi celle de l’hospitalité et de l’hostilité. Nous ne pouvons penser notre présent que dans le souvenir du passé, dans l’entretien avec nos morts. Et il faut que, parmi ces morts, il y ait à la fois des juifs et des musulmans.
L’avènement des nationalismes musulmans et israéliens ne marque-t-il pas la fin de ces relations ?
AM : Il n’y a rien de pire que le nationalisme lorsqu’il se rive sur l’identité religieuse ; parce qu’il met face au « Vrai » irrévocable, il instrumentalise la dimension globalisante des religions pour en faire une idéologie de combat. Actuellement, nous sommes effectivement à la fin de la relation, mais ce n’est pas une fatalité. Je ne crois pas du tout à la durée de cette phase, car elle découle d’un pacte fait avec Thanatos. Or nous savons que dans la tension entre Thanatos et Eros [pulsion de mort et pulsion de vie, chez Freud], l’humain est beaucoup plus attiré du côté d’Eros.
> A lire :
Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours, Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora (dir.) (Albin Michel, 1 152 p., 59 €).