Emmanuel Macron s’est rendu en Algérie le mercredi 6 décembre, pour un premier et court voyage officiel. Le président de la République affirme vouloir tourner la page du passé. Benjamin Stora*, historien, spécialiste de l’Algérie et des guerres de décolonisations, l’accompagnait. Il revient pour nous sur la nécessité d’écrire ensemble une nouvelle page.
Pourquoi cinquante-cinq ans après les accords d’Évian est-il toujours aussi difficile d’établir des relations apaisées entre la France et l’Algérie ?
Cela ne peut pas être apaisé, parce que des deux côtés de la Méditerranée, il n’y a pas de consensus sur l’histoire de la décolonisation.
En France, les partisans de la colonisation positive, ceux qui cautionnent le récit d’une Algérie française heureuse, n’ont toujours pas désarmé. Le nationalisme français s’est d’ailleurs construit sur cette idée de la colonisation « qui a apporté tant de choses à des pays où il n’y avait rien ». Ces gens restent sur les mêmes positions, sans bouger depuis cinquante ans, même si le monde a changé. Ils ne sont pas capables de se reconnaître la moindre responsabilité dans l’histoire de la colonisation, alors qu’ils sont eux-mêmes des victimes de l’histoire coloniale. À l’inverse, il y a bien sûr des visions différentes, avec le mouvement anticolonialiste, dans lequel Témoignage chrétien a joué un rôle. Mais on voit bien que ce n’est toujours pas tranché et qu’il reste de forts antagonismes. La France ne veut pas vraiment regarder son passé colonial en face. En Algérie, il y a une vision différente, la colonisation est vue comme un système amoral, injuste et inégalitaire qui a été imposé aux Algériens. Et il y a une récupération politique, car cette guerre de la mémoire sert d’alibi au pouvoir en place.
L’histoire de la colonisation est encore un sujet tabou ?
En France, les choses ont quand même changé. Dans les années 1980, nous étions quelques rares historiens à nous intéresser à l’histoire de la colonisation, qui n’était presque pas enseignée et en tout cas méconnue. Mais, depuis les années 2000, de jeunes chercheurs se sont emparés du sujet. De nouveaux seuils de la connaissance ont été franchis. En 2005, on a réussi à faire enlever l’expression « rôle positif de la colonisation » dans une loi sur les programmes scolaires.
Du côté algérien, l’histoire est utilisée comme facteur de légitimation du nationalisme, qui est réel et n’est pas à sous-estimer. Une fraction de la population utilise cette histoire pour légitimer les pratiques. Mais il y a aussi des changements. Des acteurs importants qui avaient disparu de l’histoire officielle sont revenus dans les manuels scolaires et ont fait retour sur le devant de la scène mémorielle algérienne : Ferhat Abbas, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf, Ramdane Abane, Messali Hadj… C’est une évolution notable.
Quels sont les outils symboliques qui permettraient de construire une nouvelle relation, de passer du passé au présent et à l’avenir ?
De nombreux gestes ont été faits par la France récemment. François Hollande, venu à Alger en 2012 pour les cinquante ans de l’indépendance, a reconnu solennellement devant le Parlement algérien les souffrances que la colonisation française a infligées au peuple algérien. Cette année, en février, avant son élection, Emmanuel Macron, en Algérie, a qualifié la colonisation de crime, de crime contre l’humanité et de vraie barbarie. Cette déclaration a été saluée en Algérie comme un pas important, mais elle a suscité de fortes oppositions en France. Enfin, la visite du président de la République ce mercredi à Alger a été l’occasion d’aborder deux mesures symboliques de restitution : celle de trente-sept crânes d’insurgés algériens tués au XIXe siècle par l’armée française et conservés au musée de l’Homme à Paris, un geste très attendu par l’Algérie, et la remise à l’Algérie d’une copie des archives de la période coloniale française (1830-1962), réclamée depuis des années par Alger. Ce sont de simples gestes, mais ils comptent, en attendant d’aller plus loin.
Que faudrait-il faire pour que les deux pays puissent « se raconter une histoire commune », selon l’expression de Schumann à propos de l’Allemagne en 1950 ?
Ce sont d’autres mesures qui doivent être prises, très en amont. Je veux parler d’un travail pédagogique et scolaire. D’un travail de fond dans les deux pays sur la manière d’enseigner l’histoire de la colonisation. L’histoire est un puissant instrument de pouvoir, des deux côtés de la Méditerranée.
Propos recueillis par GUILLAUME DE MORANT.
* Dernier ouvrage paru : La guerre d’Algérie vue par les Algériens, avec Renaud de Rochebrune, Denoël, 2017.