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Entretiens

bstora passionsdouloureuseHISTOIRE - Ce n’est pas tous les jours qu’un rapport remis par un historien provoque autant de commentaires. En rendant ses travaux au président de la République à la fin du mois de janvier, Benjamin Stora a déclenché malgré lui une avalanche de réactions, parfois outragées, révélant que la plaie mémorielle liée sa matière de prédilection, la guerre d’Algérie, était encore ouverte dans la société, près de soixante après la fin du conflit. Preuve, selon lui, de l’urgence de mettre des mots sur ce passé douloureux qui ne fait toujours pas consensus et qui ne cesse de faire l’objet de tensions diplomatiques entre Paris et Alger. 

Alors que Le HuffPost explore depuis plusieurs semaines les enjeux liés aux représentations mémorielles, l’historien revient sur les raisons qui expliquent ce tabou français, ainsi que sur les préconisations qu’il a faites à Emmanuel Macron pour le dépasser. Des propositions que le grand public pourra découvrir dans son livre France Algérie: Les Passions Douloureuses (éd. Albin Michel) qui reproduit les travaux que l’historien a mené ces derniers mois. 

Cet article fait partie de https://www.huffingtonpost.fr/entry/la-memoire-en-mouvement-dossier_fr_601173a4c5b61cb953502b4a">notre dossier “La mémoire en mouvement”. Alors qu’Emmanuel Macron https://www.huffingtonpost.fr/entry/nommer-des-rues-avec-des-personnalites-de-la-diversite-les-premieres-pistes-de-lexecutif_fr_5fcce5fcc5b6636e09261f78">a souhaité la création d’une liste de personnalités pour mieux représenter “la diversité de notre identité nationale”, Le HuffPost se plonge dans l’histoire de France et dans l’actualité pour interroger notre mémoire collective.

Le HuffPost: Pourquoi la mémoire de la guerre d’Algérie demeure selon vos termes “un sujet brûlant”, près de soixante ans après la fin du conflit?

Benjamin Stora: Parce qu’il n’y a jamais eu de consensus après la fin de la guerre, à l’inverse de ce qu’on a observé en 1945, où le général De Gaulle a réussi avec sa magie du verbe à reconstruire une histoire axée sur le mythe de la France résistante. Ce discours a plutôt bien fonctionné jusqu’en 1970, quand sont arrivés le documentaire “Le Chagrin et La Pitié” et les travaux de l’historien Robert Paxton. Quand la société s’est rendue compte qu’il y avait eu des compromissions avec l’Allemagne qui étaient ignorées par le récit national.

Or, pour l’Algérie, il n’y a pas eu de vision par en haut sur le sens à donner aux événements. Il y a bien eu une tentative donnant à De Gaulle le rôle de décolonisateur, ce qui offrait une image apaisée et apaisante. Mais le récit n’a pas tenu longtemps, parce qu’il y avait un anti-gaullisme très puissant à droite qui refusait le consensus (incarné notamment par Jean-Louis Tixier-Vignancour qui fait un million de voix en 1965) et par la gauche française qui n’était elle-même pas consensuelle. Il y a donc eu un enfouissement de la mémoire, qui a laissé à la place à une multitude d’interprétations contradictoires.

Les pieds-noirs, les harkis ou les immigrés algériens n'ont pas pu exprimer ce qu'ils avaient ressenti. Benjamin Stora

En amont de la mission qu’il vous a confiée, le président de la République avait décrit cette période comme un “impensé de notre politique mémorielle”. Y-a-t-il eu en France une tendance, voire une volonté, d’ignorer ce passé lié à la guerre d’Algérie?

Pendant presque 30 ans, la société n’a pas regardé cette histoire en face. Cette histoire existait, mais dans les cercles familiaux, dans l’histoire privée, et chacun de son côté. Les pieds-noirs, dont personne ne voulait connaître l’histoire, entretenaient leur propre récit, tout en subissant la vision très stéréotypée du colonisateur alors qu’ils étaient dans l’immense majorité des gens de conditions modestes.

Les appelés ayant combattu sur place revenaient dans un pays où la jeunesse à laquelle ils appartenaient (la génération baby-boom) était en pleine mutation, jusqu’à l’explosion de mai 68. Même chose pour les harkis, qui ont été jetés hors du vent de l’histoire, ou pour les immigrés algériens vivant en France. Aucun de ces grands groupes n’avait la possibilité d’exprimer ce qu’ils avaient ressenti. Pourtant, il y avait des indices qui montraient que la mémoire ne demandait qu’à exploser, à l’image du livre d’Yves Courrière sorti en 1967 et qui s’est écoulé à plus d’un million d’exemplaires (La guerre d’Algérie, Fayard, NDLR). Ou le succès des revues Historia sur la guerre d’Algérie qui, à chaque fois, vendaient des centaines de milliers de numéros.

La guerre d’Algérie est une guerre complexe. Il n’y a pas de ligne de front avec les Français d’un côté et les Algériens de l’autre. Benjamin Stora

“Le Petit Soldat”, “La Bataille d’Alger”, plus récemment “Hors la loi”... De nombreux films sur cette période ont été réalisés, mais force est de constater qu’ils n’ont pas rencontré un immense succès populaire et qu’il n’existe pas le “Apocalypse now” de la guerre d’Algérie. Comment expliquer cet “angle mort” culturel?

C’est un thème que j’explore dans Imaginaires de guerre (La Découverte, 2004, NDLR). Déjà, la guerre d’Algérie n’est pas une guerre classique. Il n’y a pas de ligne de front avec les Français d’un côté et les Algériens de l’autre. C’est une guerre complexe, qui s’étend sur une longue période, avec de multiples acteurs, politiques et militaires, et au cours de laquelle des Algériens se tuent aussi entre eux. C’est une guerre de guérilla qui est très difficile à montrer à l’écran.

À l’inverse de la guerre du Vietnam (1959-1974, NDLR), où les choses sont plus simples. Il n’y a pas d’Américains installés depuis des générations dans le pays. Les États-Unis sont en territoire étranger et se battent contre le Nord-Vietnam communiste dans un contexte de guerre froide. Le narratif est plus simple. La difficulté pour les cinéastes voulant traiter la guerre d’Algérie, c’est qu’il fallait entrer dans la complexité d’une guerre intime. Il y a aussi eu beaucoup de censure après 1962, et quand des films sur l’Algérie ont commencé à sortir (notamment des documentaires), ils sont tombés au moment où la société faisait silence.

Il y a eu un rejet idéologique du rapport de la part de ceux qui rejouent à l’infini la scène des postures Benjamin Stora

Dans votre rapport, vous estimez que les excuses ne sont pas de nature “à calmer les mémoires blessées” et préférez parler de “reconnaissance”. Cela ne vous a pas évité les procès en “repentance”, notamment à l’extrême droite, le maire de Perpignan ayant qualifié votre travail de “honte nationale”. Comment observez-vous l’accueil de votre rapport?

Je constate d’abord qu’il y a eu un énorme retentissement médiatique. Ce n’est pourtant pas le seul rapport que je fais. J’en avais fait un sur les réfugiés, puis un autre sur l’état des lieux de l’immigration en France. La démarche est la même: dresser un inventaire de ce que l’on sait sur le sujet et faire des préconisations pour l’approfondir. En faisant cela, j’obéis à mon itinéraire classique d’historien. C’est-à-dire en travaillant sur des sources et en restituant des travaux, mais ça, personne n’en parle. Il y a là un gros problème: on va directement aux disputes idéologiques sans réfléchir au socle de savoir sur lequel le rapport est bâti. Mais c’est aussi dans l’air du temps, on cherche le choc des émotions plutôt que la réflexion.

Et quand le rapport est sorti, on ne discutait pas du contenu de l’inventaire, mais des intentions qu’il y aurait derrière. En parallèle, il y a eu également un rejet idéologique du rapport de la part de ceux qui rejouent à l’infini la scène des postures. D’un côté, on me dit que le rapport ne dénonce pas assez les crimes commis par la France. Et de l’autre que je passe sous silence les “bienfaits” de la colonisation française en Algérie. C’est la répétition d’une scène traditionnelle de la part de gens qui ont fabriqué une rente mémorielle, permettant de se forger une identité politique. D’un côté comme de l’autre, ce sont des postures paresseuses qui ne cherchent pas à comprendre. 

Il n’y pas de fétichisme à avoir pour renommer une rue ou remplacer une statue, il faut juste savoir par quoi et pourquoi. Benjamin Stora

Quelque part, ces réactions épidermiques accréditent le constat que vous dressez sur les écueils d’une “mémoire communautarisée” qui consiste moins à établir et analyser des faits que “d’avoir eu raison dans le passé”…

Tout à fait, elles l’accréditent a posteriori. Et on y assiste de façon assez classique. En Algérie on me répète l’importance d’insister sur les atrocités, et en France, on me reproche de ne pas m’épancher sur les “bienfaits”. Mais il y a quand même un problème de fond que ces postures ignorent: les préconisations concrètes qui sont faites dans le rapport. Or, c’est justement là, dans le fond, que se déconstruit ce type d’attitude. Ce que j’attendais, c’est que ces protagonistes se prononcent sur ces préconisations, qu’ils aillent sur le fond. Malheureusement, ils ont préféré se jeter sur le débat ancien.

Depuis quelques mois, et dans le monde entier, des revendications s’expriment sur la place qu’occupent certains personnages historiques dans l’espace public. À Paris, certains veulent débaptiser l’Avenue Bugeaud, voire la renommer en hommage à l’Emir Abdelkader. Êtes-vous pour?

Je ne suis pas opposé à ce genre d’initiative, car je ne suis pas opposé aux mobilisations citoyennes visant à approfondir l’histoire. Il n’y a pas d’histoire officielle et figée, et tant mieux d’ailleurs! C’est une bonne chose que la société s’en saisisse. Pour autant, il existe un réel risque d’effacement, car il faut savoir pourquoi et comment on remplace. Moi je suis pour l’enrichissement, pas pour une approche nihiliste, qui semble parfois s’exprimer ces derniers temps. Alain Resnais disait “les statues meurent aussi”. C’est un vieux débat qui date des années 1950, et je partage cette orientation. Il n’y pas de fétichisme à avoir, il faut juste savoir par quoi et pourquoi on renomme ou on remplace.

Y a-t-il un déficit de guerre d’Algérie dans l’espace public?

Oui, il y a forcément un déficit, car il y a eu un déficit politique sur la question. Qui connaissait Mohamed Boudiaf avant qu’on ne reconnaisse son assassinat? Qui connaît Ferhat Abbas ou Messali Hadj? On ne sait pas qui ils sont et ils se retrouvent exclus du récit, alors qu’ils étaient des leaders politiques. Résultat, ce déficit a créé un espace pour une réécriture de l’histoire. Une histoire fantasmée où certains expliquent que ce qui se jouait en Algérie à cette époque était annonciateur d’un affrontement entre l’islamisme et la France. Or nous parlons ici de leaders qui étaient purement politiques, pas du tout religieux. D’où la nécessité de redonner du sens à ce qu’il s’est passé et d’améliorer la visibilité des protagonistes et leurs parcours.

Les retards pris par le fait de ne pas assumer certains pans de notre histoire font courir le risque d’une fragmentation.

Un effort mémoriel devrait-il être fait concernant les militants français morts pour la cause algérienne, qui sont (et c’est un euphémisme) méconnus en France? On pense à Maurice Audin, Henri Alleg ou Henri Maillot, par exemple...

Il y a effectivement un effort à faire oui, mais pas seulement à l’égard de ceux qui sont morts dans le conflit. Je pense notamment à des femmes comme Gisèle Halimi, dont je propose l’entrée au Panthéon. Je pense aussi à des gens comme Claude Lanzmann, qui ont véritablement sauvé l’honneur de la nation. Ces intellectuels comme François Mauriac, Pierre-Henri Simon, les gens de la revue Esprit comme Paul Ricoeur... Ils ne sont pas forcément connus pour ces engagements, alors qu’il fallait du courage à l’époque pour se positionner sur ces questions. C’était très dur pour eux de s’exprimer. Il faudrait que ces personnalités soient davantage connues pour leur engagement en faveur de la cause algérienne.

Pensez-vous que la question de la mémoire peut affecter l’unité nationale si elle n’est pas traitée à temps ?

Les retards pris par le fait de ne pas assumer certains pans de notre histoire font effectivement courir le risque d’une fragmentation. Avec la menace que se développent des mémoires dangereuses, qui finissent par fabriquer des identités meurtries, voire meurtrières. On manque beaucoup d’enseignants qui connaissent l’histoire de la colonisation, des nationalismes etc. Ce n’est pas de leur faute, c’est lié à leur formation et à des décennies de silence. Il faudrait donc hausser le niveau de leur formation sur cet aspect, pour aller vers une meilleure compréhension du passé. On a pris beaucoup de retard, mais il est encore temps de faire un effort, et d’aller vers plus d’histoire pour éviter les divisions. En gardant à l’esprit ce que dit Pierre Nora: “L’histoire rassemble, la mémoire divise”.

Par Romain Herreros

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Hommage à Benjamin Stora, Mucem, Marseille, 31 mai 2018

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