Renaud de Rochebrune, Benjamin Stora, La Guerre d’Algérie vue par les Algériens. Des origines à la bataille d’Alger
Préface de Mohammed Harbin, Denoël, 2011, 446 pages, 23,50 euros
Y aurait-il un art algérien de la guerre pour paraphraser le titre du dernier et remarquable Goncourt signé Alexis Jenni ? Une façon de régler les conflits et les problèmes et surtout de se fourvoyer, des années après que les armes se sont tues, à creuser le même, le tragique sillon de la force et de la violence. De cette guerre d’Algérie, sont nées bien des mémoires, des controverses, des interrogations et autant de regrets. Si, “faire comprendre est bien meilleur que faire souvenir” (Baltasar Gracian), le rôle et la fonction de l’historien sont essentiels. Pour peu qu’on lui fiche la paix, que les politiques évitent de lui donner des leçons, de lui tenir la jambe et accessoirement le crayon, l’historien peut aider chacun à forger les outils indispensables pour non pas se souvenir, mais comprendre, pour non pas choisir entre le paradis ou l’enfer, mais mieux distinguer l’un de l’autre et en mesurer les enchevêtrements.
“Les Algériens, en général, cultivent un rapport singulier à leur histoire. C’est à la fois leur paradis et leur enfer”, écrit en préface Mohamed Harbi. En France, la recherche historique progresse entre les écueils des conflits mémoriels, les vacarmes législatifs, les silences officiels et autres éructations révisionnistes vociférées à contre-courant de la marche du temps et des hommes. En Algérie, il faudrait que “le métier d’historien, encore balbutiant, cesse d’être soumis à surveillance comme le prône la Constitution”. L’un des enjeux de ce livre est là : en finir avec l’instrumentalisation – idéologique, nationaliste ou mémorielle – dénoncée par le préfacier.
Ce premier tome de La Guerre d’Algérie vue par les Algériens court jusqu’en 1957. Cinq dates en rythment le récit. Ou plutôt quatre dates et une longue période que les auteurs appellent, ainsi les choses sont claires, “Les cent vingt premières années de la guerre d’Algérie”, autrement dit, depuis les massacres perpétrés par la furia coloniale jusqu’au 5 avril 1949 et l’attaque de la poste d’Oran par une poignée de nationalistes algériens. Les quatre dates qui constituent autant de chapitres sont : le 1er novembre 1954 et le déclenchement de la guerre d’indépendance, le 20 août 1955 et l’insurrection dans le Constantinois, août 1956 et le Congrès de la Soummam et enfin la bataille d’Alger en 1956/1957. Nos deux historiens sont partis en reportage au-delà des lignes, dans les chambres d’appartements modestes où une poignée d’hommes, souvent inexpérimentés, improvisent, “avec les moyens du bord”, – plus qu’ils ne décident – l’avenir de l’Algérie et de la France. On les retrouve dans les maquis de Kabylie, des Aurès ou du Constantinois où les quelques centaines de maquisards, sans armes et déguenillés, deviendront quelques milliers qui donneront du fil à retordre à l’une des plus puissantes armées du monde. Ils sont aussi, dans les caches de la Casbah avec le commandant Azzedine pour comprendre, expliquer, comment et pourquoi est prise la décision de s’attaquer aux civils… Les événements qui rythment ce récit ne sont pas choisis au hasard. Du point de vue algérien, ce sont des moments clefs, des dates charnières. Le hold-up de la poste d’Oran intervient deux ans après la création de l’OS (l’Organisation spéciale) et l’arrivée d’une nouvelle génération d’indépendantistes algériens partisans de la lutte armée. “La nuit de la Toussaint” de 1954 marque le passage à l’acte : les hommes qui créent le FLN coupent avec les tergiversations passées et décident d’ouvrir un nouveau chapitre.
Août 1955, Zighout Youcef, le commandant de la wilaya 2, le Constantinois, décide de frapper fort : d’engager la population. Plus que l’insurrection, les horreurs perpétrées en guise de représailles par l’armée et des milices creuseront un fossé entre les communautés. Pour les auteurs, le déclenchement de la révolution date de ce 20 août 1955. Le Congrès de la Soummam précise, pour un temps, les hiérarchies entre les militants de l’intérieur et la délégation extérieure, entre politiques et militaires. Abane Ramdane donne à la “révolution” ses premières lignes programmatiques et organisationnelles. Exit ici les références à la religion… Tout cela, comme la course au leadership, ne plaira pas à tous, à commencer par un Ben Bella affublé en France depuis le début d’un chapeau bien trop large pour lui. Enfin, la bataille d’Alger se solde par la “victoire” des paras, mais politiquement, diplomatiquement, sur le plan de l’organisation, le FLN s’est renforcé, même s’il est à la veille de nouveaux conflits internes. Se placer du côté algérien c’est mesurer la disproportion des méthodes utilisées, l’aveuglement politique des ultras de la colonisation et de la métropole, les horreurs infligées aux populations au nom de la “responsabilité collective”, la torture érigée en système, l’absence de perspectives politiques…
Cette guerre d’Algérie “vue par les Algériens” laisse peut-être un peu dans l’ombre d’autres Algériens (même s’ils ne sont pas absents ici). Quid, par exemple, des partisans du MNA et de leur lecture de cette histoire ? Idem pour ceux qualifiés de “berbéristes” ? En revanche, elle révèle, en creux ou en plein, les amnésies, les réécritures de l’Histoire, les trous et les mensonges du récit officiel. Alexis Jenni repère, dans la façon dont la société française se penche sur ses problèmes, un lourd héritage belliciste et, disons-le, suicidaire. De Rochebrune et Stora en pointant, côté algérien, les bifurcations de l’Histoire, les choix retenus, les rivalités de personnes, de pouvoir, d’orientation, le parti pris de la violence, l’instrumentalisation sacrificielle du peuple, les mystères qui entourent encore certaines dates et certains événements, montrent que la société algérienne a sans doute aussi hérité d’un art particulier de faire la guerre. L’Histoire rejoint ici la littérature dans le processus d’édification démocratique. Et ce par-delà les frontières. Sans doute ce ne sont ni les mêmes dates, ni les mêmes personnalités que l’Histoire des deux pays retient. Ce ne sont pas non plus les mêmes causes qui sont associées à tel ou tel effet. Le livre ne renouvèle pas la recherche et les savoirs. L’objectif est de montrer que la guerre d’Algérie ne recouvre pas, en France et en Algérie, les mêmes vérités, et de contribuer à comprendre ces différences de focale pour, peut-être, demain, contribuer au projet d’un manuel d’histoire franco-algérien, commun aux élèves des deux pays.
Par Mustapha Harzoune
Référence électronique :
[En ligne], 1296 | 2012, mis en ligne le 29 mai 2013,
URL : http://hommesmigrations.revues.org/1533