Médiapart, 22 octobre 2013 | Par Joseph Confavreux.
Pour rouvrir quelques pistes de compréhension mutuelle, sans irénisme ni fatalisme, une somme politique, pédagogique et scientifique, en forme d’histoire longue des relations entre juifs et musulmans, fait le récit d’une cohabitation de quatorze siècles.
Pourquoi Malek Jaziri, le meilleur joueur de tennis tunisien, a-t-il dû, au début de ce mois, refuser d’affronter, lors d’un quart de finale du pas très fameux tournoi de Tachkent, son camarade de club, partenaire de double et ami, l’Israélien Amir Weintraub ?C’est l’une des rares questions auxquelles ne répond pas l’encyclopédique Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à jours, qui vient de paraître aux éditions Albin Michel, même si elle fournit les clés pour comprendre comment, en quatorze siècles, des communautés qui furent si proches ont divergé au point de ne pas, selon la fédération tunisienne de tennis, pouvoir partager un court de tennis officiel.
Les éditeurs de ce projet titanesque « né de la constatation d’une triple nécessité : scientifique, politique et pédagogique » estiment que « la longue durée historique, élaborée sur la base des sciences humaines et dans un esprit d’interdisciplinarité, est la seule à même d’éclairer les vicissitudes du temps présent et de contrer les représentations globalement négatives de l’autre ».
L’envergure scientifique de cet ouvrage, marquée par le caractère international de la centaine de chercheurs qui y ont collaboré et le fait qu’il paraisse simultanément en langue anglaise aux prestigieuses Presses universitaires de Princeton, assume en effet son inscription dans un contexte politique où la relation entre juifs et musulmans « a été jusqu’ici sous-estimée du fait des différents conflits israélo-arabes ». L’intention du livre est donc « de donner la chance au laboratoire du chercheur de féconder le sens commun du citoyen. Alors chacun sera en mesure d’établir le bilan du contentieux en fabriquant le compromis qui l’aidera à tracer les voies de la réconciliation (sans forcément occulter la part de l’inconciliable) ».
Parce que cette histoire est écrite « à l’heure même où ces relations se sont taries », elle se pense comme un lieu de réparation d’une « négligence ». Au point que les auteurs estiment qu’en « lisant cette somme encyclopédique, tout juif pourra se mettre à la place du musulman et tout musulman à la place du juif ». L’ambition est en effet de poser les bases d’une « éthique de la substitution », afin de lutter contre « l’insensibilité des uns à la détresse des autres » qui a marqué les dernières décennies.
C’est la force de ce projet que son ampleur scientifique et son urgence politique n’empêchent pas d’accueillir un registre plus intime, parce que ce récit des proximités et des éloignements, des rapprochements et des combats, des représentations haineuses ou des admirations, ne se loge pas seulement dans des controverses théologiques ou des affrontements géopolitiques, mais aussi dans le monde sensible du quotidien, de la nourriture, de la prière ou du commerce.
Ces quatorze siècles de cohabitation entre juifs et musulmans sont en effet loin de se restreindre à une dimension seulement religieuse, puisque ils incluent aussi « le statut juridique des juifs en terres d’Islam, la dhimma ; les modes de vie communs et les cultures différentes en terres d’Islam ; les structures communautaires et religieuses ; les relations avec d’autres mondes, en particulier chrétiens, ou l’activité économique des différents groupes sociaux ».
Cette encyclopédie, attentive aux grandes structures comme aux petits détails, débute d’ailleurs par un bref récit autobiographique des deux co-directeurs de l’ouvrage. Abdelwahab Meddeb, producteur de l’émission « Cultures d’islam » sur France Culture, raconte son enfance à Tunis au sein d’une « ruche coranique » et cette « différence dans la ressemblance » qui le « troublait ».
Benjamin Stora, professeur à l’université Paris XIII et à l’Inalco, évoque, lui, la manière dont il a grandi à Constantine, dans le grand quartier juif « imbriqué dans le quartier arabe ». En dépit de la présence de la langue arabe, d’une « temporalité scandée par le rythme liturgique, des parentés musicales, des traditions culinaires », il rappelle que, dans cette ville « judéo-musulmane » où la communauté juive représentait alors environ 20 000 personnes et la communauté musulmane environ 60 000 membres, « c’est la séparation communautaire qui prévalait », même s’il y avait « sans doute davantage de porosité qu’ailleurs, du moins dans l’espace public ».
« Malheurs et heures fastes »
L’intérêt de cette histoire est d’être apaisée sans être jamais irénique, puisque, pour les auteurs, « en ces temps où la relation se porte mal, très mal, il est hors de question de dissimuler les oppositions religieuses mais aussi celles qui se manifestent dans l’histoire politique et sociale ».
Cet ouvrage n’occulte donc « ni les malheurs ni les heures fastes », aussi nombreux les uns que les autres, et s’emploie à dépoussiérer les images construites comme les mythes dorés, en particulier « l’idée selon laquelle les juifs au Moyen Âge avaient connu en terres d’Islam un "âge d’or" de l’harmonie judéo-musulmane symbolisé par al-Andalus, l’Espagne musulmane, cette utopie interconfessionnelle de tolérance et de convivencia ».
Les auteurs rappellent que cette utopie « négligeait, ou passait sous silence, l’infériorité juridique des juifs et les explosions périodiques de violence. Cependant, comparée à l’histoire plus sombre des juifs dans le monde ashkénaze médiéval de l’Europe du Nord (…) elle comportait une grande part de vérité ». Au XXe siècle, « les musulmans s’approprièrent le mythe juif de l’utopie interconfessionnelle pour en faire une arme contre le sionisme et l’État d’Israël », avec des écrits opposant la « tolérance » islamique aux persécutions de la société chrétienne médiévale, alors même que « si l’islam semble avoir été plus tolérant que le christianisme, ce n’est vrai que de manière nuancée ».
Parmi les nombreux exemples de face-à-face amicaux, violents ou indifférents, cette histoire des relations entre juifs et musulmans souligne donc comment le « vivre ensemble judéo-musulman » s’est brusquement défait avec l’arrivée des Européens en terres d’islam. « Longtemps avant l’occupation française de l’Algérie en 1830, l’irruption de l’Europe au Levant et au Maghreb a bel et bien éloigné les juifs de leurs voisins musulmans. Elle a modifié de fond en comble leurs relations qui, de nature essentiellement religieuse, se sont transformées en un antagonisme politique et social de plus en plus virulent au fur et à mesure de l’extension de la colonisation européenne, de la montée des nationalismes et de l’expansion de la présence sioniste en Palestine. »
D’autant que c’est « sous le prétexte d’une défense des minorités juive et chrétienne dans les pays musulmans que l’Europe, forte de sa présence militaire et économique écrasante, commence, au milieu du XIXe siècle, à imposer sa volonté aux États d’Afrique du Nord et du Proche-Orient ». Ce mouvement de fond, qui aboutira au départ massif des juifs pour l’Occident, trouve une partie de son origine dans le fameux décret Crémieux de septembre 1870 qui, en donnant la nationalité française aux juifs d’Algérie, mais pas aux musulmans, « a profondément divisé la société locale, opposant les uns aux autres ».
Pour les auteurs, c’est en effet « une mutation profonde de l’image du juif qui se dessine à partir du milieu du XIXe siècle dans le monde arabo-musulman : au-delà du contentieux religieux traditionnel, il est désormais considéré comme un adversaire politique qui a troqué la dhimma de l’Islam contre celle de la Chrétienté, pour reprendre les termes d’un historien marocain contemporain, Abd al-Wahhab al-Mansur ».
Et on remarque alors l’apparition, de l’autre côté de la Méditerranée, « de thèmes inédits tels que ceux du "juif usurier" ou du "juif arrogant", venus tout droit des arsenaux de l’antisémitisme européen. Cette pérégrination de la phraséologie antisémite de l’aire culturelle chrétienne à l’aire culturelle musulmane est surtout palpable au Proche-Orient où les Protocoles des Sages de Sion sont très largement diffusés à partir des années 1920 ». Tandis que, plus largement, « les intellectuels musulmans excluent les juifs des notions de watan (« patrie ») et de umma (« nation ») qui commencent à prendre corps au XIXe siècle ».
Rien n’est toutefois joué au tournant du XXe siècle, comme le montre l’exception irakienne, où les communautés juive et musulmane continuèrent plus longtemps qu’ailleurs leur vie commune, ou encore le cas de la Jerusalem de la Belle Epoque, récemment étudié par Vincent Lemire.
« Ranimer sans sublimer »
La situation ne cesse toutefois de s’aggraver « à mesure que les élites occidentalisées des deux populations sacrifient au culte du panarabisme et du sionisme – deux idéologies nationalistes foncièrement hostiles l’une à l’autre, qui se disputent la même terre, la Palestine. Que ce soit en Syrie, en Irak et en Égypte, ou encore au Maroc, en Tunisie et même en Algérie, la question de la Palestine va empoisonner les relations entre Juifs et Arabes, au point de devenir, dès les années 1930, le principal abcès de fixation de la tension intercommunautaire dans ces pays ».
Pour aboutir au dernier acte de l’histoire des juifs en terres d’Islam : « Celui de leur déracinement et de leur départ du pays. La "déjudaïsation" des pays du Levant et du Maghreb prend effet en même temps que se dessine une nouvelle carte du Proche-Orient après la naissance de l’État d’Israël en 1948 et le déclenchement du processus de décolonisation. »
Même si, dans des pays tels que l’Iran ou la Turquie, « les communautés juives ont continué d’exister malgré le départ de nombreux membres », la situation actuelle est inédite après quatorze siècles d’histoire, parce que les juifs sont désormais quasiment absents des Terres d’islam. « La majorité (les quatre cinquièmes) vit désormais entre l’Amérique du Nord et Israël » et, pour les auteurs, on peut « craindre que le juif imaginaire ne remplace le juif réel dans la représentation islamique ».
C’est pour faire face à cette séparation accrue des mondes qu’après trois premières parties chronologiques (périodes médiévale, moderne et présente), cette histoire consacre une dernière partie, plus ample, intitulée « Transversalités », à recenser « les points de convergence ». Ils sont religieux puisque ces deux monothéismes « sont non seulement deux religions du Livre, mais aussi deux religions de la Loi », mais se voient également dans tout ce qui a trait à l’appartenance culturelle, politique ou anthropologique, et concerne donc aussi bien les structures familiales, la place des femmes, la cuisine que la musique…
L’idée est, ainsi, de « réparer la méconnaissance réciproque qui en est train de dominer les esprits » en repérant un certain « nombre de positivités qui méritent d’être rappelées aujourd’hui, époque où dominent l’adversité et l’hostilité » et où les « idéologues, de part et d’autre, veulent occulter l’Histoire et entretenir l’ignorance pour que les communautés concernées prospèrent dans la méconnaissance et se gavent de phobies qui aliènent les esprits que les préjugés déforment. Cette "convivance" qu’elle soit bagdadie, andalouse, cairote ou stanbouliote, nous avons à la ranimer sans la sublimer. »
Les auteurs de cette monumentale histoire, qui s’accompagne d’un site internet dédié, d’une déclinaison numérique, de très nombreuses illustrations, mais également de documentaires diffusés sur Arte, ne se départent en effet jamais d’un souci pédagogique.
Conscients que les haines et les écarts s’engendrent dès l’enfance, souvent encouragés par les manuels scolaires, les auteurs espèrent ainsi faire œuvre pratique : « Nous ambitionnons aussi de mettre à la disposition des autorités des pays concernés la matière pédagogique qui pourra rapprocher les systèmes éducatifs, afin d’établir les fondements dialectiques de la reconnaissance mutuelle tant attendue et qui reste à venir. »
Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours. Sous la direction de Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora. Albin Michel. 1 148 pages. 59 euros.
Enfants juifs avec leur professeur à Samarkand.
Une des premières photos en couleur prises par l’explorateur Serguei Prokoudine© Library of Congress,
Sergei Mikhailovich Prokudin-Gorskii.
Bédouin, photographie de l’American Colony, vers 1880
Une famille juive en Algérie, les Zaoui, en 1914, collection Benjamin Stora.
Synagogue du Transito à Tolède, des lettres hébraïques sont sculptées dans un style arabe
Le dôme du Rocher et le mur occidental à Jérusalem© Library of Congress.
Photographie de Benjamin Ronde