Par Catherine Simon
L’un et l’autre sont assez âgés pour avoir grandi, le premier à Tunis, le second à Constantine, dans des sociétés où la pluralité culturelle et religieuse était une donnée forte - ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Le philosophe Abdelwahab Meddeb, producteur de l’émission « Cultures d'islam» (France Culture), a été élevé, selon ses mots, dans une « ruche coranique» : son grand-père et son père enseignaient à la Zitouna, la grande et prestigieuse mosquée de Tunis, lieu de prière et d'études. Jeune garçon, lorsqu’il passait devant la synagogue, la « rumeur de la prière juive » lui rappelait la studieuse lecture du Coran. Quant aux professeurs juifs qu'il eut au collège, au lycée, puis à l’université, il en a gardé le souvenir de Tunisiens «vecteurs de la modernité », qui « initiaient [les élèves] à l'esprit critique, à la liberté ».
A Constantine, dans l’Algérie coloniale où il est né, l’historien Benjamin Stora avait remarqué, lui aussi, en longeant les mosquées, que les prières qu'il entendait « avaient la même sonorité que celles de la synagogue ». Parlant l’arabe avec sa grand- mère (qui ne connaissait pas d’autre langue), baignant dans « une vie judéo-musulmane», il constatait, cependant, qu’il n’y avait pas d’échanges dans la sphère privée et « guère de mixité à l'école publique » - où les petits musulmans étaient minoritaires.
Lignes de mémoires.
C'est sur cette ligne de crête, dans cette proximité singulière, ancestrale, qui fonde la relation entre juifs et musulmans - « entre alliance et séparation, ressemblance et distinction (...), hospitalité et hostilité», écrivent Meddeb et Stora – qu’ont travaillé plus d’une centaine de chercheurs du monde entier, parmi lesquels le professeur d’études proche-orientales Mark R.Cohen (université de Princeton), l’historien Mohammed Kenbib (université Mohammed- V, Rabat), le spécialiste de science politique Denis Charbit (Open University d'Israël) ou le fondateur de la Revue d'études palestiniennes, Elias Sanbar. Le fruit de ce travail est une exceptionnelle encyclopédie: Histoire des relations entre juifs et musulmans, des origines à nos jours (Albin Michel) balaie quelque quatorze siècles de vie commune, ou, plus exactement, de cohabitation - parfois de « convivance»- entre juifs et musulmans. Si, dans leur introduction générale, Meddeb et Stora évoquent leurs souvenirs d'enfance, c’est que ces « lignes de mémoires reconstituées » dessinent « le préambule de la tâche de l'historien » -. Le chercheur, soulignent-ils, doit travailler « à partir de ces mémoires (et jamais sans elles) ». Qu’elles soient vives ou - le plus souvent, désormais- conservées à l’état d'archives, les traces de cette vie commune, ici consignées et mises en perspective avec un sens aigu de l’équilibre et du cadrage, parlent d’une coexistence disparue il y a un demi-siècle – c’est-à-dire récemment, au regard de l'histoire. Au moment de la décolonisation, le départ massif des juifs signe l’acte d'une séparation en plusieurs étapes, dont la plupart des contributeurs de l'ouvrage ont été les témoins.
Divisé en quatre grandes parties, Histoire des relations... entraîne le lecteur de la naissance de l’islam, au sein des tribus d’Arabie, jusqu’à nos jours, à l’heure où les sites Internet servent, entre autres, à des échanges de recettes culinaires entre des communautés devenues, par bien des aspects, étrangères les unes aux autres. Historiens, sociologues, linguistes, philosophes : l’interdisciplinarité permet, partant d'un récit long, déployé chronologiquement, d’approcher comme avec une loupe des épisodes ou des thèmes particuliers, ainsi que de se familiariser avec telle ou tel le figure historique, du philosophe irakien Ibn Kammuna à la légendaire Kahéna, guerrière berbère, du penseur égyptien Taha Hussein à l'architecte hongrois (et cairote d'adoption) Max Herz. Le lecteur dispose ainsi de multiples entrées pour entamer un érudit voyage. Et trouver, sinon la réponse, du moins des pistes de réflexion, solidement étayées, à des questions de tous ordres. Existe-t-il un antisémitisme musulman- si tel est le cas,quelles en sont les racines ? Comment le droit musulman s'applique-t-il en Israël ?Quelle a été l'attitude de l'islam à l’égard des juifs, à l’époque du prophète Muhammad ? Se rappelle-t-on que, sous les Francs, dans le royaume latin de Jérusalem, juifs, musulmans et même chrétiens de foi orthodoxe se virent interdire de détenir des fiefs ou d'acquérir des droits seigneuriaux sur un village ?
La réussite de cette somme encyclopédique tient au fait qu'elle propose une synthèse exigeante des savoirs contemporains et se manie, en même temps, comme un outil d'apprentissage pour un large public. La quatrième partie du livre (« Transversalités ») met spécialement en lumière l’ancienne «proximité », selon le mot de Sylvie-Anne Goldberg, qui a présidé des siècles durant aux relations entre juifs et musulmans - et aux évolutions des uns et des autres. Instruments majeurs de cette proximité : les langues hébraïque et arabe, dont les similarités grammaticales et lexicales, mais aussi, pour une part, phonétiques, sont longue ment analysées. Les emprunts de l’hébreu moderne à l’arabe (sur la base de racines communes) sont nombreux, qu’il s'agisse de l'immigrant (mehager devenant muhagir), du falafel ou d’un terme de salutation. L’inverse existe aussi, l'arabe palestinien, par exemple, continuant d'emprunter beaucoup à l’hébreu moderne.
Arabe et ladino
Faisant écho à ces études proprement linguistiques, certains passages, dans la partie consacrée au Moyen Age, traitent eux aussi des capricieuses destinées des langues. L’arabe fut, souligne-t-on, « la principale langue vernaculaire juive jusqu’à la fin de l’époque médiévale», date à laquelle des langues romanes, comme le ladino, allaient connaître un processus de «dissémination ». Les « terres d’islam » visitées dans Histoire des relations… ne se réduisent pas on le voit, au Proche-Orient et au Maghreb, bien que ces régions occupent une place centrale dans l’ouvrage. L’Iran, la Turquie, l’Inde, mais aussi le Tadjikistan ou certains pays d’Afrique subsaharienne en font partie. L'Europe n'est pas oubliée, elle qui fut si longtemps décrite, à travers l’expérience de l’Espagne andalouse, comme le théâtre d’une cohabitation présumée harmonieuse des juifs et des musulmans. Ce mythe d’un « âge d’or » andalou- et son inévitable contre-mythe - font l’objet d’une analyse minutieuse et dépassionnée ; comme sont également déconstruites certaines autres légendes, qu’il s’agisse de la conquête de la Palestine par les Israéliens ou du rôle, controversé, de la Mosquée de Paris durant l’Occupation allemande.
Tout à la fois savant et pédagogue, cette Histoire des relations entre juifs et musulmans paraît simultanément en anglais, aux Princeton University Press. Evénement scientifique autant que politique, cet ouvrage est une somme indispensable à la compréhension du monde d’aujourd’hui, de ses troubles et de ses tempêtes.
Catherine Simon.
Histoire des relations entre juifs et musulmans, des origines à nos jours.
Ed Albin Michel, 2013, 1142 pages. 59 euros.