Le 89 arabe : dialogue avec Edwy Plenel - Benjamin Stora, éd. Stock 2011, publié le 03/11/2011.
Face à face l’historien et le journaliste. Le temps long et l’actualité. Ce sont deux regards sur le monde qui se déploient ici.
D’un côté l’œil pétillant, perçant, curieux de l’homme d’information, de l’autre, le regard calme, attentif, presque introspectif de l’universitaire. Deux intelligences aussi, l’une plus théorique, comparatiste, horizontale, fulgurante, volontaire presque audacieuse, l’autre, vissée au temps long de l’histoire, aux conditions humaines et sociales à l’œuvre, réaliste, pragmatique, à l’enthousiasme mesurée.
Ces deux-là se connaissent. Ils furent des mêmes courants de pensée, ou proches. L’un et l’autre ont à voir avec cette partie du monde. Stora est un natif, qui n’a jamais vraiment quitté sa terre.
Plenel, on le sait peut-être moins, a passé quelques années en Algérie. L’un et l’autre savent que rien de ce qui survient de l’autre côté de la Méditerranée ne doit laisser ici indifférent. Ce lien n’est pas intellectuel, il n’est même pas le fait de l’histoire, de la géographie ou de calculs économiques, il est d’abord organique, humain. C’est "le bal des gamètes" comme aurait dit Céline ! Le toubib de Meudon pouvait le déplorer. On peut s’en réjouir.
Fort justement, fort logiquement, ces réflexions et ces échanges sont placées sous le signe du "refus de l’indifférence", pour en finir avec les clichés mais aussi les suffisances et les mépris, les politiques de la peur ("tout plutôt que les islamistes") et cette ignorance crasse et suspecte de ces sociétés née d’une diplomatie française, plus attentive aux Etats qu’aux peuples, née des accommodements du Nord avec les pires des régimes, née d’un étrécissement du savoir dans l’espace public, née aussi de la guerre d’Algérie. L’un et l’autre, intellectuels de gauche, ne cachent pas leur étonnement devant la "prudence" de l’opposition de gauche, "la sidération de la gauche française face au surgissement de cette nouvelle question d’Orient."
Il faudrait interroger cet "aveuglement", ce peu d’empathie pour ces peuples pourtant si proches. L’introspection remonterait jusqu'à la nuit coloniale et laisserait affleurer aux consciences les inhibitions des contemporains face à l’évidence : la société française s’est, une fois de plus dans son histoire, diversifiée, transformée. Pour poser un regard "lucide" sur ces sociétés, il conviendrait aussi de changer "le logiciel de nos gouvernants" où "la peur, l’identité, la discrimination" tiennent lieu, en France, de politique.
Certes, "la faiblesse des relations tissées augurent mal de la suite" et pourtant, comme le répète Benjamin Stora, à travers les expériences familiales, individuelles, quotidiennes, banales etc., "la rencontre et le croisement de populations venant de différents horizons, crée une identité multiple, diverse, plurielle (…)".
Pour emprunter une formule appliquée à l’immigration en France, l’histoire du monde arabe est aussi notre histoire. Peut-être en viendra t-on alors à se rendre compte que ces peuples dits « arabes » ne descendent pas d’une lointaine planète. Qu’ils sont constitués d’hommes et de femmes qui partagent, à leur manière et compte tenu de leur propre histoire, les mêmes aspirations. D’ailleurs, précise l’historien, ces sociétés changent : "on commence à entrer dans une autre société, celle des rapports personnels, des rapports individuel", "y compris en matière migratoire" ajoute t-il, où les projets relèvent aussi de l’individuel et non plus du seul collectif.
Pour Benjamin Stora : "Être sur une frontière imaginaire, au croisement de plusieurs mondes du Sud et du Nord, reste cependant un atout pour la connaissance comme pour l’action. Les bouleversements qui viennent du monde arabe nous obligent à réfléchir sur la coexistence égalitaire entre différentes histoires, à reconnaître des appartenances culturelles diverses dans le cadre d’une culture politique universelle, partagée. Et donc, à reprendre espoir pour l’avenir." Ces entretiens ouvrent sur un nouvel imaginaire, celui qu’évoquait déjà en 2002 Edwy Plenel dans son indispensable La Découverte du monde (Stock et Gallimard, « Folio actuel », 2004)
Sur ce "89 arabe", Plenel s’enthousiasme, Stora tempère. Tous deux s’accordent pour y voir la fin d’un cycle et le commencement d’un autre. L’éducation devra en être une priorité (il y a une vingtaine d’années déjà, l’Algérien Tahar Djaout ne disait pas autre chose), et la prise en compte de la pluralité, une nécessité. Education et diversité un programme urgentissime au sud de la Méditerranée. Un peu aussi au nord… C’est sans doute cela aussi l’"effet miroir" de ces révolutions.
Mustapha Harzoune, La Cité nationale de l’histoire de l’immigration